Marcel

Proust

À l’ombre des jeunes filles en fleurs

À la recherche du temps perdu

Within a Budding Grove

In Search of Lost Time

Translated by C. K. Scott Moncrieff
Alignment and Amendments © Doppeltext 2022

TITLE PAGE

PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

TROISIÈME PARTIE

COLOPHON

PREMIÈRE PARTIE

Ma mère, quand il fut question d’avoir pour la pre­mière fois M. de Nor­pois à dî­ner,
ayant ex­pri­mé le re­gret que le Pro­fes­seur Cot­tard fût en voyage et qu’elle-même eût en­tiè­re­ment ces­sé de fréquen­ter Swann,
car l’un et l’autre eussent sans doute in­téres­sé l’an­cien am­bas­sa­deur, mon père ré­pon­dit
qu’un convive émi­nent, un sa­vant illustre, comme Cot­tard, ne pou­vait jamais mal faire dans un dî­ner,
mais que Swann, avec son osten­ta­tion, avec sa manière de crier sur les toits ses moindres re­la­tions,
était un vul­gaire es­brou­feur que le Mar­quis de Nor­pois eût sans doute trou­vé, se­lon son ex­pres­sion, «puant».
Or cette ré­ponse de mon père de­mande quelques mots d’ex­pli­ca­tion,
cer­taines per­sonnes se souve­nant peut-être d’un Cot­tard bien mé­diocre
et d’un Swann pous­sant jus­qu’à la plus ext­rême déli­ca­tesse, en ma­tière mon­daine, la mo­destie et la dis­crétion.
Mais pour ce qui re­garde ce­lui-ci, il était ar­ri­vé qu’au «fils Swann» et aus­si au Swann du Jo­ckey,
l’an­cien ami de mes parents avait ajou­té une per­son­na­li­té nou­velle (et qui ne de­vait pas être la der­nière), celle de mari d’Odette.
Adap­tant aux humbles am­bi­tions de cette femme l’instinct, le dé­sir, l’indus­trie, qu’il avait tou­jours eus,
il s’était in­génié à se bâ­tir, fort au-des­sous de l’an­cienne, une po­si­tion nou­velle et ap­pro­priée à la com­pagne qui l’oc­cu­pe­rait avec lui.
Or il s’y montrait un autre homme.
Puisque (tout en conti­nuant à fréquen­ter seul ses amis per­son­nels,
à qui il ne vou­lait pas impo­ser Odette quand ils ne lui de­man­daient pas spon­ta­né­ment à la connaître)
c’était une se­conde vie qu’il commen­çait, en com­mun avec sa femme, au mi­lieu d’êtres nou­veaux,
on eût en­core com­pris que pour me­su­rer le rang de ceux-ci, et par consé­quent le plai­sir d’amour-propre qu’il pou­vait éprou­ver à les re­ce­voir,
il se fût ser­vi, comme un point de com­pa­rai­son,
non pas des gens les plus brillants qui for­maient sa so­cié­té avant son ma­riage, mais des re­la­tions an­té­rieures d’Odette.
Mais, même quand on sa­vait que c’était avec d’in­élé­gants fonc­tion­naires, avec des femmes ta­rées,
pa­rure des bals de mi­nis­tères, qu’il dé­si­rait se lier, on était éton­né de l’en­tendre, lui qui au­tre­fois
et même en­core au­jourd’hui dissi­mu­lait si gra­cieu­se­ment une in­vi­ta­tion de Twi­cken­ham ou de Bu­ckin­gham Palace,
faire son­ner bien haut que la femme d’un sous-chef de ca­bi­net était ve­nue rendre sa vi­site à Mme Swann.
On dira peut-être que cela te­nait à ce que la sim­pli­ci­té du Swann élé­gant n’avait été chez lui qu’une forme plus raf­fi­née de la vani­té
et que, comme cer­tains is­raélites, l’an­cien ami de mes parents avait pu pré­sen­ter tour à tour les états suc­ces­sifs par où avaient pas­sé ceux de sa race,
de­puis le sno­bisme le plus naïf et la plus gros­sière gou­ja­te­rie, jus­qu’à la plus fine po­li­tesse.
Mais la princi­pale rai­son, et celle-là ap­pli­cable à l’hu­mani­té en gé­né­ral,
était que nos ver­tus elles-mêmes ne sont pas quelque chose de libre, de flot­tant, de quoi nous gar­dions la dispo­ni­bi­li­té permanente;
elles fi­nissent par s’as­so­cier si étroi­te­ment dans notre es­prit avec les ac­tions à l’oc­ca­sion des­quelles nous nous sommes fait un de­voir de les exer­cer,
que si sur­git pour nous une ac­ti­vi­té d’un autre ordre,
elle nous prend au dé­pour­vu et sans que nous ayons seule­ment l’idée qu’elle pour­rait com­por­ter la mise en œuvre de ces mêmes ver­tus.
Swann em­pres­sé avec ces nou­velles re­la­tions et les ci­tant avec fier­té,
était comme ces grands ar­tistes mo­destes ou gé­néreux qui, s’ils se mettent à la fin de leur vie à se mê­ler de cui­sine ou de jar­di­nage,
étalent une sa­tis­fac­tion naïve des louanges qu’on donne à leurs plats ou à leurs plates-bandes
pour les­quels ils n’ad­mettent pas la cri­tique qu’ils acceptent ai­sé­ment s’il s’agit de leurs chefs-d’œuvre;
ou bien qui, don­nant une de leurs toiles pour rien, ne peuvent en re­vanche sans mau­vaise humeur perdre qua­rante sous aux do­mi­nos.
Quant au Pro­fes­seur Cot­tard, on le re­ver­ra, lon­gue­ment, beau­coup plus loin, chez la Pa­tronne, au châ­teau de la Raspe­lière.
Qu’il suf­fise ac­tuel­le­ment, à son égard, de faire ob­ser­ver ceci: pour Swann, à la ri­gueur le chan­ge­ment peut sur­prendre
puis­qu’il était ac­com­pli et non soup­çon­né de moi quand je voyais le père de Gil­berte aux Champs-Ély­sées,
où d’ailleurs ne m’adres­sant pas la pa­role il ne pou­vait faire étalage de­vant moi de ses re­la­tions po­li­tiques (il est vrai
que s’il l’eût fait, je ne me fusse peut-être pas aper­çu tout de suite de sa vani­té
car l’idée qu’on s’est faite long­temps d’une per­sonne bouche les yeux et les oreilles;
ma mère pen­dant trois ans ne distin­gua pas plus le fard qu’une de ses nièces se met­tait aux lèvres
que s’il eût été in­vi­si­ble­ment en­tiè­re­ment dis­sous dans un li­quide;
jus­qu’au jour où une par­celle sup­plé­men­taire, ou bien quelque autre cause ame­na le phé­no­mène ap­pe­lé sur­sa­tu­ra­tion;
tout le fard non aper­çu cristalli­sa, et ma mère, de­vant cette dé­bauche sou­daine de cou­leurs dé­cla­ra,
comme on eût fait à Com­bray, que c’était une honte, et ces­sa presque toute re­la­tion avec sa nièce).
Mais pour Cot­tard au contraire, l’époque où on l’a vu as­sister aux dé­buts de Swann chez les Ver­du­rin était déjà as­sez loin­taine;
or les hon­neurs, les titres of­fi­ciels viennent avec les an­nées;
deuxième­ment, on peut être illet­tré, faire des ca­lem­bours stu­pides,
et pos­séder un don par­ti­cu­lier qu’au­cune culture gé­né­rale ne rem­place, comme le don du grand stra­tège ou du grand cli­ni­cien.
Ce n’est pas seule­ment en ef­fet comme un pra­ti­cien obs­cur,
de­ve­nu, à la longue, no­to­rié­té eu­ro­péenne, que ses confrères consi­dé­raient Cot­tard.
Les plus intelligents d’entre les jeunes méde­cins dé­cla­rèrent
— au moins pen­dant quelques an­nées, car les modes changent étant nées elles-mêmes du be­soin de chan­ge­ment
— que si jamais ils tom­baient malades, Cot­tard était le seul maître au­quel ils confie­raient leur peau.
Sans doute ils pré­fé­raient le commerce de cer­tains chefs plus let­trés, plus ar­tistes, avec les­quels ils pou­vaient par­ler de Nietzsche, de Wag­ner.
Quand on fai­sait de la mu­sique chez Mme Cot­tard, aux soi­rées où elle re­ce­vait,
avec l’espoir qu’il de­vînt un jour doyen de la Fa­cul­té,
les col­lègues et les élèves de son mari, ce­lui-ci, au lieu d’écou­ter, pré­fé­rait jouer aux cartes dans un sa­lon voi­sin.
Mais on van­tait la promp­ti­tude, la pro­fon­deur, la sû­re­té de son coup d’œil, de son diag­nostic.
En troi­sième lieu, en ce qui concerne l’en­semble de fa­çons que le pro­fes­seur Cot­tard montrait à un homme comme mon père,
re­mar­quons que la na­ture que nous fai­sons paraître dans la se­conde par­tie de notre vie n’est pas tou­jours,
si elle l’est sou­vent, notre na­ture pre­mière dé­ve­lop­pée ou flé­trie, gros­sie ou at­té­nuée;
elle est quel­que­fois une na­ture in­verse, un vé­ri­table vê­te­ment re­tour­né.
Sauf chez les Ver­du­rin qui s’étaient en­goués de lui, l’air hé­si­tant de Cot­tard,
sa ti­mi­di­té, son ama­bi­li­té ex­ces­sives, lui avaient, dans sa jeu­nesse, valu de per­pé­tuels bro­cards.
Quel ami cha­ri­table lui conseilla l’air gla­cial? L’impor­tance de sa si­tua­tion lui ren­dit plus aisé de le prendre.
Par­tout, si­non chez les Ver­du­rin où il re­de­ve­nait instinc­ti­ve­ment lui-même, il se ren­dit froid,
vo­lon­tiers si­len­cieux, péremp­toire quand il fal­lait par­ler, n’ou­bliant pas de dire des choses désa­gréables.
Il put faire l’es­sai de cette nou­velle at­ti­tude de­vant des clients
qui, ne l’ayant pas en­core vu, n’étaient pas à même de faire des com­pa­rai­sons,
et eussent été bien éton­nés d’ap­prendre qu’il n’était pas un homme d’une ru­desse na­tu­relle.
C’est sur­tout à l’im­pas­si­bi­li­té qu’il s’ef­for­çait, et même dans son ser­vice d’hô­pi­tal,
quand il dé­bi­tait quelques-uns de ces ca­lem­bours qui fai­saient rire tout le monde, du chef de cli­nique au plus ré­cent ex­terne,
il le fai­sait tou­jours sans qu’un muscle bou­geât dans sa fi­gure d’ailleurs mécon­nais­sable de­puis qu’il avait rasé barbe et moustaches.

Marcel Proust
À l’ombre des jeunes filles en fleurs / Within a Budding Grove
Bilingual Edition
Translated by C. K. Scott Moncrieff

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