Guy de

Maupassant

Le Rosier de Madame Husson

Madame Husson’s Rosier

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TITLE PAGE

LE ROSIER DE MADAME HUSSON

COLOPHON

Nous venions de pas­ser Gi­sors, où je m’étais ré­veillé en en­ten­dant le nom de la ville crié par les em­ployés,
et j’al­lais m’as­sou­pir de nou­veau, quand une se­cousse épou­van­table me jeta sur la grosse dame qui me fai­sait vis-à-vis.
Une roue s’était bri­sée à la ma­chine qui gi­sait en tra­vers de la voie.
Le ten­der et le wa­gon de ba­gages, dé­raillés aus­si, s’étaient cou­chés à côté de cette mou­rante qui râ­lait, gei­gnait, sif­flait, souf­flait,
cra­chait, res­sem­blait à ces che­vaux tom­bés dans la rue, dont le flanc bat, dont la poi­trine pal­pite,
dont les na­seaux fument et dont tout le corps fris­sonne, mais qui ne paraissent plus ca­pables du moindre ef­fort pour se rele­ver et se re­mettre à marcher.
Il n’y avait ni morts ni bles­sés, quelques contu­sion­nés seule­ment, car le train n’avait pas en­core re­pris son élan,
et nous re­gar­dions, dé­so­lés, la grosse bête de fer estro­piée, qui ne pour­rait plus nous traî­ner et qui bar­rait la route
pour long­temps peut-être, car il fau­drait sans doute faire venir de Pa­ris un train de se­cours.
Il était alors dix heures du ma­tin, et je me déci­dai tout de suite à re­ga­gner Gi­sors pour y dé­jeu­ner.
Tout en marc­hant sur la voie, je me di­sais:
«Gi­sors, Gi­sors, mais je connais quel­qu’un ici.
Qui donc? Gi­sors? Voyons, j’ai un ami dans cette ville» Un nom sou­dain jaillit dans mon souvenir: «Al­bert Ma­ram­bot.»
C’était un an­cien cama­rade de col­lège, que je n’avais pas vu de­puis douze ans au moins, et qui exer­çait à Gi­sors la pro­fes­sion de méde­cin.
Sou­vent il m’avait écrit pour m’in­vi­ter; j’avais tou­jours pro­mis, sans tenir. Cette fois en­fin je pro­fi­te­rais de l’oc­ca­sion.
Je de­man­dai au pre­mier pas­sant:
«Sa­vez-vous où de­meure M. le docteur Ma­ram­bot?»
Il ré­pon­dit sans hé­si­ter, avec l’ac­cent traî­nard des Nor­mands:
«Rue Dau­phine.»
J’aper­çus en ef­fet, sur la porte de la mai­son indi­quée, une grande plaque de cuivre où était gra­vé le nom de mon an­cien cama­rade.
Je son­nai; mais la ser­vante, une fille à che­veux jaunes, aux gestes lents, ré­pé­tait d’un air stu­pide:
«I y est paas, i y est paas.»
J’en­ten­dais un bruit de four­chettes et de verres, et je criai:
«Hé! Ma­ram­bot.»
Une porte s’ou­vrit, et un gros homme à fa­vo­ris pa­rut, l’air mécon­tent, une ser­viette à la main.
Certes, je ne l’au­rais pas re­con­nu. On lui au­rait don­né qua­rante-cinq ans au moins, et, en une se­conde,
toute la vie de pro­vince m’appa­rut, qui alour­dit, épais­sit et vieillit.
Dans un seul élan de ma pen­sée, plus ra­pide que mon geste pour lui tendre la main,
je connus son existence, sa manière d’être, son genre d’es­prit et ses théo­ries sur le monde.
Je de­vi­nai les longs re­pas qui avaient ar­ron­di son ventre, les som­no­lences après dî­ner, dans la tor­peur d’une lourde di­gestion ar­ro­sée de co­gnac,
et les vagues re­gards je­tés sur les malades avec la pen­sée de la poule rô­tie qui tourne de­vant le feu.
Ses conver­sa­tions sur la cui­sine, sur le cidre, l’eau-de-vie et le vin, sur la manière de cuire cer­tains plats
et de bien lier cer­taines sauces me furent ré­vélées, rien qu’en aper­ce­vant l’em­pâ­te­ment rouge de ses joues, la lour­deur de ses lèvres, l’éclat morne de ses yeux.
Je lui dis: «Tu ne me re­con­nais pas. Je suis Raoul Au­ber­tin.»
Il ou­vrit les bras et faillit m’étouf­fer, et sa pre­mière phrase fut celle-ci:
— Tu n’as pas dé­jeu­né, au moins?
— Non.
— Quelle chance! je me mets à table et j’ai une ex­cel­lente truite.
Cinq mi­nutes plus tard je dé­jeu­nais en face de lui.
Je lui de­man­dai:
— Tu es res­té gar­çon!
— Par­bleu!
— Et tu t’amuses ici?
— Je ne m’en­nuie pas, je m’oc­cupe. J’ai des malades, des amis. Je mange bien, je me porte bien, j’aime à rire et chas­ser. Ça va.
— La vie n’est pas trop mono­tone dans cette pe­tite ville?
— Non, mon cher, quand on sait s’oc­cu­per. Une pe­tite ville, en somme, c’est comme une grande.
Les événe­ments et les plai­sirs y sont moins va­riés, mais on leur prête plus d’impor­tance;
les re­la­tions y sont moins nom­breuses, mais on se ren­contre plus sou­vent.
Quand on connaît toutes les fe­nêtres d’une rue, cha­cune d’elles vous oc­cupe et vous in­trigue da­van­tage qu’une rue en­tière à Pa­ris.
C’est très amu­sant, une pe­tite ville, tu sais, très amu­sant, très amu­sant.
Tiens, celle-ci, Gi­sors, je la connais sur le bout du doigt de­puis son ori­gine jus­qu’à au­jourd’hui.
Tu n’as pas idée comme son histoire est drôle.
— Tu es de Gi­sors?
— Moi? Non. Je suis de Gour­nay, sa voi­sine et sa rivale. Gour­nay est à Gi­sors ce que Lu­cullus était à Ci­cé­ron.
Ici, tout est pour la gloire, on dit: «les or­gueilleux de Gi­sors». A Gour­nay, tout est pour le ventre, on dit: «les mâ­queux de Gour­nay».
Gi­sors mé­prise Gour­nay, mais Gour­nay rit de Gi­sors. C’est très co­mique, ce pays-ci.

Guy de Maupassant
Le Rosier de Madame Husson / Madame Husson’s Rosier
Bilingual Edition

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