Marcel

Proust

Du côté de chez Swann

À la recherche du temps perdu

Swann’s Way

In Search of Lost Time

Translated by C. K. Scott Moncrieff
Alignment and Amendments © Doppeltext 2022

TITLE PAGE

COMBRAY I

COMBRAY II

UN AMOUR DE SWANN

NOMS DE PAYS: LE NOM

COLOPHON

À mon­sieur Gaston Calmette
Comme un té­moi­gnage de pro­fonde
et af­fec­tueuse re­con­nais­sance.
Mar­cel Proust.

COMBRAY I

Long­temps, je me suis cou­ché de bonne heure. Par­fois, à peine ma bou­gie éteinte,
mes yeux se fer­maient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: «Je m’en­dors.»
Et, une demi-heure après, la pen­sée qu’il était temps de cher­cher le sommeil m’éveillait;
je vou­lais po­ser le vo­lume que je croyais avoir dans les mains et souf­fler ma lu­mière;
je n’avais pas ces­sé en dor­mant de faire des ré­flexions sur ce que je ve­nais de lire,
mais ces ré­flexions avaient pris un tour un peu par­ti­cu­lier; il me sem­blait que j’étais moi-même ce dont par­lait l’ou­vrage:
une église, un qua­tuor, la riva­li­té de Fran­çois Ier et de Charles-Quint. Cette croyance sur­vivait pen­dant quelques se­condes à mon ré­veil;
elle ne cho­quait pas ma rai­son, mais pe­sait comme des écailles sur mes yeux et les em­pê­chait de se rendre compte que le bou­geoir n’était plus allu­mé.
Puis elle commen­çait à me de­venir in­intelli­gible, comme après la mé­tempsy­cose les pen­sées d’une existence an­té­rieure;
le su­jet du livre se dé­tac­hait de moi, j’étais libre de m’y ap­pli­quer ou non;
aus­si­tôt je re­cou­vrais la vue et j’étais bien éton­né de trou­ver au­tour de moi une obs­cu­ri­té,
douce et re­po­sante pour mes yeux, mais peut-être plus en­core pour mon es­prit,
à qui elle appa­rais­sait comme une chose sans cause, in­com­pré­hen­sible, comme une chose vrai­ment obs­cure.
Je me de­man­dais quelle heure il pou­vait être; j’en­ten­dais le sif­fle­ment des trains
qui, plus ou moins éloi­gné, comme le chant d’un oi­seau dans une fo­rêt, rele­vant les distances,
me dé­crivait l’éten­due de la cam­pagne dé­serte où le voya­geur se hâte vers la sta­tion pro­chaine;
et le pe­tit che­min qu’il suit va être gra­vé dans son souvenir par l’ex­ci­ta­tion qu’il doit à des lieux nou­veaux,
à des actes in­ac­cou­tu­més, à la cau­se­rie récente et aux adieux sous la lampe étran­gère
qui le suivent en­core dans le si­lence de la nuit, à la dou­ceur pro­chaine du re­tour.
J’ap­puyais ten­dre­ment mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre en­fance.
Je frot­tais une allumette pour re­gar­der ma montre. Bien­tôt mi­nuit.
C’est l’instant où le malade, qui a été ob­li­gé de par­tir en voyage et a dû cou­cher dans un hô­tel in­con­nu,
ré­veillé par une crise, se ré­jouit en aper­ce­vant sous la porte une raie de jour.
Quel bon­heur! c’est déjà le ma­tin! Dans un mo­ment les do­mestiques se­ront le­vés, il pour­ra son­ner, on vien­dra lui por­ter se­cours.
L’es­pé­rance d’être sou­la­gé lui donne du cou­rage pour souf­frir.
Juste­ment il a cru en­tendre des pas; les pas se rap­prochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a dispa­ru.
C’est mi­nuit; on vient d’éteindre le gaz; le der­nier do­mestique est par­ti et il fau­dra res­ter toute la nuit à souf­frir sans re­mède.
Je me ren­dor­mais, et par­fois je n’avais plus que de courts ré­veils d’un instant,
le temps d’en­tendre les cra­que­ments or­ganiques des boi­se­ries, d’ou­vrir les yeux pour fixer le ka­léi­do­scope de l’obs­cu­ri­té,
de goû­ter grâce à une lueur mo­men­ta­née de conscience le sommeil où étaient plon­gés les meubles, la chambre,
le tout dont je n’étais qu’une pe­tite par­tie et à l’in­sen­si­bi­li­té du­quel je re­tour­nais vite m’unir.
Ou bien en dor­mant j’avais re­joint sans ef­fort un âge à jamais ré­vo­lu de ma vie pri­mi­tive,
re­trou­vé telle de mes ter­reurs en­fantines comme celle que mon grand-oncle me ti­rât par mes boucles
et qu’avait dissi­pée le jour — date pour moi d’une ère nou­velle — où on les avait cou­pées.
J’avais ou­blié cet événe­ment pen­dant mon sommeil,
j’en re­trou­vais le souvenir aus­si­tôt que j’avais réus­si à m’éveiller pour échap­per aux mains de mon grand-oncle,
mais par me­sure de pré­cau­tion j’en­tou­rais com­plè­te­ment ma tête de mon oreiller avant de re­tour­ner dans le monde des rêves.
Quel­que­fois, comme Ève na­quit d’une côte d’Adam, une femme nais­sait pen­dant mon sommeil d’une fausse po­si­tion de ma cuisse.
For­mée du plai­sir que j’étais sur le point de goû­ter, je m’ima­gi­nais que c’était elle qui me l’of­frait.
Mon corps qui sen­tait dans le sien ma propre cha­leur vou­lait s’y re­joindre, je m’éveillais.
Le reste des hu­mains m’appa­rais­sait comme bien loin­tain au­près de cette femme que j’avais quit­tée, il y avait quelques mo­ments à peine;
ma joue était chaude en­core de son baiser, mon corps cour­ba­tu­ré par le poids de sa taille.
Si, comme il ar­rivait quel­que­fois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’al­lais me don­ner tout en­tier à ce but: la re­trou­ver,
comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité dé­si­rée
et s’ima­ginent qu’on peut goû­ter dans une réa­li­té le charme du songe.
Peu à peu son souvenir s’éva­nouis­sait, j’avais ou­blié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort tient en cercle au­tour de lui le fil des heures, l’ordre des an­nées et des mondes.
Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une se­conde le point de la terre qu’il oc­cupe,
le temps qui s’est écou­lé jus­qu’à son ré­veil; mais leurs rangs peuvent se mê­ler, se rompre.
Que vers le ma­tin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une pos­ture trop dif­férente
de celle où il dort ha­bi­tuel­le­ment, il suf­fit de son bras sou­le­vé pour ar­rê­ter et faire re­cu­ler le so­leil,
et à la pre­mière mi­nute de son ré­veil, il ne sau­ra plus l’heure, il estime­ra qu’il vient à peine de se cou­cher.
Que s’il s’as­sou­pit dans une po­si­tion en­core plus dé­pla­cée et di­ver­gente, par exemple après dî­ner as­sis dans un fau­teuil,
alors le bou­le­ver­se­ment sera com­plet dans les mondes désor­bi­tés, le fau­teuil ma­gique le fera voya­ger à toute vi­tesse dans le temps et dans l’espace,
et au mo­ment d’ou­vrir les pau­pières, il se croi­ra cou­ché quelques mois plus tôt dans une autre cont­rée.
Mais il suf­fi­sait que, dans mon lit même, mon sommeil fût pro­fond et dé­ten­dît en­tiè­re­ment mon es­prit;
alors ce­lui-ci lâ­chait le plan du lieu où je m’étais en­dormi, et quand je m’éveillais au mi­lieu de la nuit,
comme j’igno­rais où je me trou­vais, je ne sa­vais même pas au pre­mier instant qui j’étais;
j’avais seule­ment dans sa sim­pli­ci­té pre­mière le sen­ti­ment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un ani­mal;
j’étais plus dé­nué que l’homme des ca­vernes;
mais alors le souvenir — non en­core du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais ha­bi­tés
et où j’au­rais pu être — ve­nait à moi comme un se­cours d’en haut pour me ti­rer du néant d’où je n’au­rais pu sor­tir tout seul;
je pas­sais en une se­conde par-des­sus des siècles de ci­vi­li­sa­tion, et l’image confu­sé­ment entre­vue de lampes à pé­trole,
puis de che­mises à col ra­bat­tu, re­com­po­sait peu à peu les traits ori­gi­naux de mon moi.

Marcel Proust
Du côté de chez Swann / Swann’s Way
Bilingual Edition
Translated by C. K. Scott Moncrieff

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