Guy de

Maupassant

Le Horla

The Horla

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LE HORLA

COLOPHON

8 mai. — Quelle jour­née ad­mi­rable! J’ai pas­sé toute la ma­ti­née éten­du sur l’herbe, de­vant ma mai­son,
sous l’énorme pla­tane qui la couvre, l’ab­rite et l’om­brage tout en­tière.
J’aime ce pays, et j’aime y vivre parce que j’y ai mes ra­cines, ces pro­fondes et déli­cates ra­cines,
qui at­tachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’at­tachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange,
aux usages comme aux nour­ri­tures, aux lo­cu­tions lo­cales, aux in­to­na­tions des pay­sans, aux odeurs du sol, des vil­lages et de l’air lui-même.
J’aime ma mai­son où j’ai grandi. De mes fe­nêtres, je vois la Seine qui coule, le long de mon jar­din, der­rière la route, presque chez moi,
la grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre, cou­verte de ba­teaux qui passent.
À gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple poin­tu des clo­chers go­thiques.
Ils sont innom­brables, frêles ou larges, do­mi­nés par la flèche de fonte de la ca­théd­rale,
et pleins de cloches qui sonnent dans l’air bleu des belles ma­ti­nées, je­tant jus­qu’à moi leur doux et loin­tain bour­don­ne­ment de fer,
leur chant d’ai­rain que la brise m’ap­porte, tan­tôt plus fort et tan­tôt plus af­fai­bli, suivant qu’elle s’éveille ou s’as­sou­pit.
Comme il fai­sait bon ce ma­tin!
Vers onze heures, un long convoi de navires, traî­nés par un re­mor­queur, gros comme une mouche,
et qui râ­lait de peine en vo­mis­sant une fu­mée épaisse, dé­fi­la de­vant ma grille.
Après deux goélettes an­glaises, dont le pavillon rouge on­doyait sur le ciel,
ve­nait un superbe trois-mâts bré­si­lien, tout blanc, ad­mi­ra­ble­ment propre et lui­sant.
Je le sa­luai, je ne sais pour­quoi, tant ce navire me fit plai­sir à voir.
12 mai. — J’ai un peu de fièvre de­puis quelques jours; je me sens souf­frant, ou plu­tôt je me sens triste.
D’où viennent ces in­fluences mysté­rieuses qui changent en dé­cou­ra­ge­ment notre bon­heur et notre confiance en détresse?
On di­rait que l’air, l’air in­vi­sible est plein d’in­con­nais­sables Puis­sances, dont nous subis­sons les voi­si­nages mysté­rieux.
Je m’éveille plein de gaie­té, avec des en­vies de chan­ter dans la gorge.
— Pour­quoi? — Je descends le long de l’eau; et sou­dain, après une courte pro­me­nade,
je rentre dé­so­lé, comme si quelque mal­heur m’at­ten­dait chez moi.
— Pour­quoi? — Est-ce un fris­son de froid qui, frô­lant ma peau, a ébran­lé mes nerfs et as­som­bri mon âme?
Est-ce la forme des nuages, ou la cou­leur du jour, la cou­leur des choses, si va­riable,
qui, pas­sant par mes yeux, a trou­blé ma pen­sée? Sait-on?
Tout ce qui nous en­toure, tout ce que nous voyons sans le re­gar­der, tout ce que nous frô­lons sans le connaître,
tout ce que nous tou­chons sans le pal­per, tout ce que nous ren­con­trons sans le distin­guer,
a sur nous, sur nos or­ganes et, par eux, sur nos idées, sur notre cœur lui-même, des ef­fets ra­pides, sur­pre­nants et in­ex­pli­cables.
Comme il est pro­fond, ce mys­tère de l’In­vi­sible!
Nous ne le pou­vons son­der avec nos sens mi­sé­rables, avec nos yeux qui ne savent aper­ce­voir ni le trop pe­tit, ni le trop grand,
ni le trop près, ni le trop loin, ni les ha­bi­tants d’une étoile, ni les ha­bi­tants d’une goutte d’eau…
avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous trans­mettent les vib­ra­tions de l’air en notes so­nores.
Elles sont des fées qui font ce mi­racle de chan­ger en bruit ce mou­ve­ment et par cette méta­mor­phose donnent nais­sance à la mu­sique,
qui rend chan­tante l’agi­ta­tion muette de la na­ture… avec notre odo­rat, plus faible que ce­lui du chien…
avec notre goût, qui peut à peine discer­ner l’âge d’un vin!
Ah! si nous avions d’autres or­ganes qui ac­com­pli­raient en notre fa­veur d’autres mi­racles,
que de choses nous pour­rions dé­cou­vrir en­core au­tour de nous!
16 mai. — Je suis malade, déci­dé­ment! Je me por­tais si bien le mois der­nier!
J’ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plu­tôt un éner­ve­ment fié­vreux, qui rend mon âme aus­si souf­frante que mon corps!
J’ai sans cesse cette sensa­tion af­freuse d’un dan­ger me­na­çant,
cette ap­pré­hen­sion d’un mal­heur qui vient ou de la mort qui ap­proche, ce pres­sen­ti­ment
qui est sans doute l’at­teinte d’un mal en­core in­con­nu, ger­mant dans le sang et dans la chair.
18 mai. — Je viens d’al­ler consul­ter mon méde­cin, car je ne pou­vais plus dormir.
Il m’a trou­vé le pouls ra­pide, l’œil di­la­té, les nerfs vib­rants, mais sans au­cun symp­tôme alar­mant.
Je dois me sou­mettre aux douches et boire du bro­mure de po­tas­sium.
25 mai. — Au­cun chan­ge­ment! Mon état, vrai­ment, est bi­zarre.
À me­sure qu’ap­proche le soir, une in­quié­tude in­com­pré­hen­sible m’en­va­hit, comme si la nuit ca­chait pour moi une me­nace ter­rible.
Je dîne vite, puis j’es­saie de lire; mais je ne com­prends pas les mots; je distingue à peine les lettres.
Je marche alors dans mon sa­lon de long en large, sous l’op­pres­sion d’une crainte confuse et ir­ré­sistible, la crainte du sommeil et la crainte du lit.
Vers dix heures, je monte dans ma chambre. À peine ent­ré, je donne deux tours de clef, et je pousse les ver­rous; j’ai peur… de quoi?…
Je ne re­dou­tais rien jus­qu’ici… j’ouvre mes ar­moires, je re­garde sous mon lit; j’écoute… j’écoute… quoi?…
Est-ce étrange qu’un simple malaise, un trouble de la cir­cu­la­tion peut-être, l’ir­ri­ta­tion d’un fi­let ner­veux,
un peu de congestion, une toute pe­tite per­tur­ba­tion dans le fonc­tion­ne­ment si im­par­fait et si déli­cat de notre ma­chine vivante,
puisse faire un mé­lan­co­lique du plus joyeux des hommes, et un pol­tron du plus brave?
Puis, je me couche, et j’at­tends le sommeil comme on at­ten­drait le bour­reau.
Je l’at­tends avec l’épou­vante de sa ve­nue; et mon cœur bat, et mes jambes frémissent;
et tout mon corps tres­saille dans la cha­leur des draps, jus­qu’au mo­ment
où je tombe tout à coup dans le re­pos, comme on tom­be­rait pour s’y noyer, dans un gouffre d’eau stag­nante.
Je ne le sens pas venir, comme au­tre­fois, ce sommeil per­fide,
ca­ché près de moi, qui me guette, qui va me sai­sir par la tête, me fermer les yeux, m’anéantir.
Je dors — long­temps — deux ou trois heures — puis un rêve — non — un cau­che­mar m’étreint.
Je sens bien que je suis cou­ché et que je dors,… je le sens et je le sais… et je sens aus­si
que quel­qu’un s’ap­proche de moi, me re­garde, me palpe, monte sur mon lit, s’age­nouille sur ma poi­trine,
me prend le cou entre ses mains et serre… serre… de toute sa force pour m’étran­gler.
Moi, je me dé­bats, lié par cette impuis­sance atroce, qui nous para­lyse dans les songes;
je veux crier, — je ne peux pas; — je veux re­muer, — je ne peux pas;
— j’es­saye, avec des ef­forts af­freux, en ha­le­tant, de me tour­ner, de re­je­ter cet être qui m’écrase et qui m’étouffe, — je ne peux pas!
Et sou­dain, je m’éveille, af­fo­lé, cou­vert de sueur. J’allume une bou­gie. Je suis seul.
Après cette crise, qui se re­nou­velle toutes les nuits, je dors en­fin, avec calme, jus­qu’à l’au­rore.
2 juin. — Mon état s’est en­core ag­gra­vé. Qu’ai-je donc? Le bro­mure n’y fait rien; les douches n’y font rien.
Tan­tôt, pour fa­ti­guer mon corps, si las pour­tant, j’al­lai faire un tour dans la fo­rêt de Rou­mare.
Je crus d’abord que l’air frais, lé­ger et doux, plein d’odeur d’herbes et de feuilles,
me ver­sait aux veines un sang nou­veau, au cœur une éner­gie nou­velle.
Je pris une grande ave­nue de chasse, puis je tour­nai vers La Bouille, par une al­lée étroite,
entre deux ar­mées d’arbres dé­me­suré­ment hauts qui met­taient un toit vert, épais, presque noir, entre le ciel et moi.
Un fris­son me sai­sit sou­dain, non pas un fris­son de froid, mais un étrange fris­son d’an­goisse.
Je hâ­tai le pas, in­quiet d’être seul dans ce bois, apeu­ré sans rai­son, stu­pi­de­ment, par la pro­fonde so­li­tude.
Tout à coup, il me sem­bla que j’étais sui­vi, qu’on marc­hait sur mes ta­lons, tout près, à me tou­cher.
Je me re­tour­nai brus­que­ment. J’étais seul. Je ne vis der­rière moi que la droite et large al­lée, vide, haute, re­dou­ta­ble­ment vide;
et de l’autre côté elle s’éten­dait aus­si à perte de vue, toute pareille, ef­frayante.
Je fer­mai les yeux. Pour­quoi? Et je me mis à tour­ner sur un ta­lon, très vite, comme une tou­pie.
Je faillis tom­ber; je rou­vris les yeux; les arbres dansaient; la terre flot­tait; je dus m’as­seoir.
Puis, ah! je ne sa­vais plus par où j’étais venu! Bi­zarre idée! Bi­zarre! Bi­zarre idée! Je ne sa­vais plus du tout.
Je par­tis par le côté qui se trou­vait à ma droite, et je re­vins dans l’ave­nue qui m’avait ame­né au mi­lieu de la fo­rêt.
3 juin. — La nuit a été hor­rible. Je vais m’absen­ter pen­dant quelques se­maines. Un pe­tit voyage, sans doute, me re­met­tra.
2 juillet. — Je rentre. Je suis gué­ri. J’ai fait d’ailleurs une ex­cur­sion char­mante.
J’ai vi­si­té le mont Saint-Mi­chel que je ne connais­sais pas.
Quelle vi­sion, quand on ar­rive, comme moi, à Avranches, vers la fin du jour!
La ville est sur une colline; et on me condui­sit dans le jar­din pu­blic, au bout de la cité. Je pous­sai un cri d’éton­ne­ment.
Une baie dé­me­surée s’éten­dait de­vant moi, à perte de vue, entre deux côtes écar­tées se per­dant au loin dans les brumes;
et au mi­lieu de cette im­mense baie jaune, sous un ciel d’or et de clar­té, s’éle­vait sombre et poin­tu un mont étrange, au mi­lieu des sables.
Le so­leil ve­nait de dispa­raître, et sur l’ho­ri­zon en­core flam­boyant se des­si­nait le pro­fil de ce fan­tastique ro­cher
qui porte sur son sommet un fan­tastique mo­nu­ment.
Dès l’au­rore, j’al­lai vers lui. La mer était basse, comme la veille au soir, et je re­gar­dais se dres­ser de­vant moi, à me­sure que j’ap­pro­chais d’elle, la sur­pre­nante ab­baye.
Après plu­sieurs heures de marche, j’at­tei­gnis l’énorme bloc de pierres qui porte la pe­tite cité do­mi­née par la grande église.
Ayant gravi la rue étroite et ra­pide, j’entrai dans la plus ad­mi­rable de­meure go­thique construite pour Dieu sur la terre,
vaste comme une ville, pleine de salles basses écra­sées sous des voûtes et de hautes ga­le­ries que sou­tiennent de frêles co­lonnes.
J’entrai dans ce gi­gan­tesque bi­jou de granit, aus­si lé­ger qu’une den­telle, cou­vert de tours, de sveltes clo­che­tons, où montent des esca­liers tor­dus,
et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le ciel noir des nuits, leurs têtes bi­zarres hé­ris­sées de chi­mères, de diables,
de bêtes fan­tastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l’un à l’autre par de fines arches ou­vra­gées.
Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m’ac­com­pa­gnait: «Mon père, comme vous de­vez être bien ici!»
Il ré­pon­dit: «Il y a beau­coup de vent, Mon­sieur»;
et nous nous mîmes à cau­ser en re­gar­dant mon­ter la mer, qui cou­rait sur le sable et le cou­vrait d’une cui­rasse d’acier.
Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce lieu, des lé­gendes, tou­jours des lé­gendes.
Une d’elles me frappa beau­coup. Les gens du pays, ceux du mont, pré­tendent qu’on en­tend par­ler la nuit dans les sables,
puis qu’on en­tend bê­ler deux chèvres, l’une avec une voix forte, l’autre avec une voix faible.
Les in­cré­dules af­firment que ce sont les cris des oi­seaux de mer,
qui res­semblent tan­tôt à des bê­le­ments, et tan­tôt à des plaintes hu­maines;
mais les pê­cheurs at­tar­dés jurent avoir ren­con­tré rô­dant sur les dunes, entre deux ma­rées, au­tour de la pe­tite ville je­tée ain­si loin du monde,
un vieux ber­ger, dont on ne voit jamais la tête cou­verte de son man­teau, et qui conduit, en marc­hant de­vant eux,
un bouc à fi­gure d’homme et une chèvre à fi­gure de femme, tous deux avec de longs che­veux blancs
et par­lant sans cesse, se que­rel­lant dans une langue in­con­nue, puis ces­sant sou­dain de crier pour bê­ler de toute leur force.
Je dis au moine: «Y croyez-vous?»
Il mur­mu­ra: «Je ne sais pas.»
Je re­pris: «S’il existait sur la terre d’autres êtres que nous,
com­ment ne les connaî­trions-nous point de­puis long­temps: com­ment ne les au­riez-vous pas vus, vous? com­ment ne les au­rais-je pas vus, moi?»
Il ré­pon­dit: «Est-ce que nous voyons la cent-millième par­tie de ce qui existe?
Te­nez, voi­ci le vent, qui est la plus grande force de la na­ture, qui ren­verse les hommes, abat les édi­fices, dé­ra­cine les arbres,
sou­lève la mer en mon­tagnes d’eau, détruit les falaises, et jette aux bri­sants les grands navires, le vent
qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mu­git, — l’avez-vous vu, et pou­vez-vous le voir? Il existe, pour­tant.»
Je me tus de­vant ce simple rai­son­ne­ment.
Cet homme était un sage ou peut-être un sot. Je ne l’au­rais pu af­firmer au juste; mais je me tus.
Ce qu’il di­sait là, je l’avais pen­sé sou­vent.
3 juillet. — J’ai mal dormi; certes, il y a ici une in­fluence fié­vreuse, car mon co­cher souffre du même mal que moi.
En rentrant hier, j’avais re­mar­qué sa pâ­leur sin­gu­lière. Je lui de­man­dai:
— Qu’est-ce que vous avez, Jean?
— J’ai que je ne peux plus me re­po­ser, Mon­sieur, ce sont mes nuits qui mangent mes jours.
De­puis le dé­part de Mon­sieur, cela me tient comme un sort.
Les autres do­mestiques vont bien ce­pen­dant, mais j’ai grand peur d’être re­pris, moi.
4 juillet. — Déci­dé­ment, je suis re­pris. Mes cau­che­mars an­ciens re­viennent.
Cette nuit, j’ai sen­ti quel­qu’un ac­crou­pi sur moi, et qui, sa bouche sur la mienne, bu­vait ma vie entre mes lèvres.
Oui, il la pui­sait dans ma gorge, comme au­rait fait une sang­sue.
Puis il s’est levé, repu, et moi je me suis ré­veillé, tel­le­ment meur­tri, bri­sé, anéanti, que je ne pou­vais plus re­muer.
Si cela conti­nue en­core quelques jours, je re­par­ti­rai cer­tai­ne­ment.
5 juillet. — Ai-je per­du la rai­son? Ce qui s’est pas­sé, ce que j’ai vu la nuit der­nière est tel­le­ment étrange, que ma tête s’égare quand j’y songe!
Comme je le fais mainte­nant chaque soir j’avais fer­mé ma porte à clef; puis, ayant soif, je bus un demi-verre d’eau,
et je re­mar­quai par ha­sard que ma ca­rafe était pleine jus­qu’au bou­chon de cristal.
Je me cou­chai en­suite et je tom­bai dans un de mes sommeils épou­van­tables,
dont je fus tiré au bout de deux heures en­vi­ron par une se­cousse plus af­freuse en­core.
Fi­gu­rez-vous un homme qui dort, qu’on as­sas­sine,
et qui se ré­veille avec un cou­teau dans le pou­mon, et qui râle, cou­vert de sang,
et qui ne peut plus res­pi­rer, et qui va mou­rir, et qui ne com­prend pas — voi­là.
Ayant en­fin re­con­quis ma rai­son, j’eus soif de nou­veau; j’allu­mai une bou­gie et j’al­lai vers la table où était po­sée ma ca­rafe.
Je la sou­le­vai en la pen­chant sur mon verre; rien ne cou­la.
— Elle était vide! Elle était vide com­plè­te­ment! D’abord, je n’y com­pris rien; puis, tout à coup, je res­sen­tis une émo­tion si ter­rible,
que je dus m’as­seoir, ou plu­tôt, que je tom­bai sur une chaise! puis, je me re­dres­sai d’un saut pour re­gar­der au­tour de moi!
puis je me ras­sis, éper­du d’éton­ne­ment et de peur, de­vant le cristal trans­pa­rent!
Je le contem­plais avec des yeux fixes, cher­chant à de­vi­ner. Mes mains trem­blaient!
On avait donc bu cette eau? Qui? Moi? moi, sans doute? Ce ne pou­vait être que moi?
Alors, j’étais som­nam­bule, je vivais, sans le sa­voir, de cette double vie mysté­rieuse qui fait dou­ter s’il y a deux êtres en nous,
ou si un être étran­ger, in­con­nais­sable et in­vi­sible, anime, par mo­ments, quand notre âme est en­gour­die,
notre corps cap­tif qui obéit à cet autre, comme à nous-mêmes, plus qu’à nous-mêmes.
Ah! qui com­pren­dra mon an­goisse abo­mi­nable? Qui com­pren­dra l’émo­tion d’un homme, sain d’es­prit, bien éveillé,
plein de rai­son et qui re­garde épou­van­té, à tra­vers le verre d’une ca­rafe, un peu d’eau dispa­rue pen­dant qu’il a dormi!
Et je res­tai là jus­qu’au jour, sans oser re­ga­gner mon lit.
6 juillet. — Je de­viens fou. On a en­core bu toute ma ca­rafe cette nuit; — ou plu­tôt, je l’ai bue!
Mais, est-ce moi? Est-ce moi? Qui se­rait-ce? Qui? Oh! mon Dieu! Je de­viens fou? Qui me sau­ve­ra?
10 juillet. — Je viens de faire des épreuves sur­pre­nantes.
Déci­dé­ment, je suis fou! Et pour­tant!
Le 6 juillet, avant de me cou­cher, j’ai pla­cé sur ma table du vin, du lait, de l’eau, du pain et des fraises.
On a bu — j’ai bu — toute l’eau, et un peu de lait. On n’a tou­ché ni au vin, ni au pain, ni aux fraises.
Le 7 juillet, j’ai re­nou­ve­lé la même épreuve, qui a don­né le même résul­tat.
Le 8 juillet, j’ai sup­pri­mé l’eau et le lait. On n’a tou­ché à rien.
Le 9 juillet en­fin, j’ai re­mis sur ma table l’eau et le lait seule­ment,
en ayant soin d’en­ve­lop­per les ca­rafes en des linges de mous­se­line blanche et de fi­ce­ler les bou­chons.
Puis, j’ai frot­té mes lèvres, ma barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis cou­ché.
L’in­vincible sommeil m’a sai­si, sui­vi bien­tôt de l’atroce ré­veil. Je n’avais point re­mué; mes draps eux-mêmes ne por­taient pas de taches.
Je m’élan­çai vers ma table. Les linges en­fer­mant les bou­teilles étaient de­meu­rés imma­cu­lés. Je déliai les cor­dons, en pal­pi­tant de crainte.
On avait bu toute l’eau! on avait bu tout le lait! Ah! mon Dieu!…
Je vais par­tir tout à l’heure pour Pa­ris.
12 juillet. — Pa­ris. J’avais donc per­du la tête les jours der­niers! J’ai dû être le jouet de mon ima­gi­na­tion éner­vée, à moins que je ne sois vrai­ment som­nam­bule,
ou que j’aie subi une de ces in­fluences consta­tées, mais in­ex­pli­cables jus­qu’ici, qu’on ap­pelle sug­gestions.
En tout cas, mon af­fo­le­ment tou­chait à la dé­mence, et vingt-quatre heures de Pa­ris ont suf­fi pour me re­mettre d’aplomb.
Hier, après des courses et des vi­sites,
qui m’ont fait pas­ser dans l’âme de l’air nou­veau et vi­vi­fiant, j’ai fini ma soi­rée au Théâtre-Fran­çais.
On y jouait une pièce d’Alexandre Du­mas fils; et cet es­prit alerte et puis­sant a ache­vé de me gué­rir.
Certes, la so­li­tude est dan­ge­reuse pour les intelligences qui tra­vaillent. Il nous faut, au­tour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent.
Quand nous sommes seuls long­temps, nous peu­plons le vide de fan­tômes.
Je suis rent­ré à l’hô­tel très gai, par les bou­le­vards.
Au cou­doie­ment de la foule, je son­geais, non sans iro­nie, à mes ter­reurs, à mes sup­po­si­tions de l’autre se­maine,
car j’ai cru, oui, j’ai cru qu’un être in­vi­sible ha­bi­tait sous mon toit.
Comme notre tête est faible et s’ef­fare, et s’égare vite, dès qu’un pe­tit fait in­com­pré­hen­sible nous frappe!
Au lieu de conclure par ces simples mots: «Je ne com­prends pas parce que la cause m’échappe»,
nous ima­gi­nons aus­si­tôt des mys­tères ef­frayants et des puis­sances sur­na­tu­relles.
14 juillet. — Fête de la Ré­pu­blique. Je me suis pro­me­né par les rues. Les pé­tards et les dra­peaux m’amu­saient comme un en­fant.
C’est pour­tant fort bête d’être joyeux, à date fixe, par dé­cret du gou­ver­ne­ment.
Le peuple est un trou­peau im­bécile, tan­tôt stu­pi­de­ment pa­tient et tan­tôt fé­ro­ce­ment ré­vol­té.
On lui dit: «Amuse-toi.» Il s’amuse. On lui dit: «Va te battre avec le voi­sin.» Il va se battre.
On lui dit: «Vote pour l’Em­pe­reur.» Il vote pour l’Em­pe­reur. Puis, on lui dit: «Vote pour la Ré­pu­blique.» Et il vote pour la Ré­pu­blique.
Ceux qui le di­rigent sont aus­si sots; mais au lieu d’obéir à des hommes, ils obéissent à des principes, les­quels ne peuvent être que niais, sté­riles et faux,
par cela même qu’ils sont des principes, c’est-à-dire des idées ré­pu­tées cer­taines et im­muables,
en ce monde où l’on n’est sûr de rien, puisque la lu­mière est une illu­sion, puisque le bruit est une illu­sion.
16 juillet. — J’ai vu hier des choses qui m’ont beau­coup trou­blé.
Je dî­nais chez ma cou­sine, Mme Sa­blé, dont le mari com­mande le 76e chas­seurs à Li­moges.
Je me trou­vais chez elle avec deux jeunes femmes, dont l’une a épou­sé un méde­cin, le docteur Pa­rent,
qui s’oc­cupe beau­coup des mala­dies ner­veuses et des mani­festa­tions extra­or­di­naires aux­quelles donnent lieu en ce mo­ment les ex­pé­riences sur l’hyp­no­tisme et la sug­gestion.
Il nous ra­con­ta long­temps les résul­tats pro­di­gieux ob­te­nus par des sa­vants an­glais et par les méde­cins de l’école de Nan­cy.
Les faits qu’il avan­ça me pa­rurent tel­le­ment bi­zarres, que je me dé­cla­rai tout à fait in­cré­dule.
«Nous sommes, af­fir­mait-il, sur le point de dé­cou­vrir un des plus impor­tants se­crets de la na­ture, je veux dire,
un de ses plus impor­tants se­crets sur cette terre; car elle en a certes d’au­tre­ment impor­tants, là-bas, dans les étoiles.
De­puis que l’homme pense, de­puis qu’il sait dire et écrire sa pen­sée,
il se sent frô­lé par un mys­tère im­pé­né­trable pour ses sens gros­siers et im­par­faits, et il tâche de sup­pléer, par l’ef­fort de son intelligence, à l’impuis­sance de ses or­ganes.
Quand cette intelligence de­meu­rait en­core à l’état ru­di­men­taire,
cette hantise des phé­no­mènes in­vi­sibles a pris des formes ba­na­le­ment ef­frayantes.
De là sont nées les croyances popu­laires au sur­na­tu­rel, les lé­gendes des es­prits rô­deurs, des fées, des gnomes,
des re­ve­nants, je di­rai même la lé­gende de Dieu, car nos concep­tions de l’ou­vrier-créa­teur, de quelque reli­gion qu’elles nous viennent,
sont bien les in­ven­tions les plus mé­diocres, les plus stu­pides, les plus in­accep­tables sor­ties du cer­veau apeu­ré des créa­tures.
Rien de plus vrai que cette pa­role de Voltaire: «Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien ren­du.»
«Mais, de­puis un peu plus d’un siècle, on semble pres­sen­tir quelque chose de nou­veau.
Mes­mer et quelques autres nous ont mis sur une voie in­at­ten­due,
et nous sommes ar­ri­vés vrai­ment, de­puis quatre ou cinq ans sur­tout, à des résul­tats sur­pre­nants.»
Ma cou­sine, très in­cré­dule aus­si, sou­riait. Le docteur Pa­rent lui dit: — Vou­lez-vous que j’es­saie de vous en­dormir, Ma­dame?
— Oui, je veux bien.
Elle s’as­sit dans un fau­teuil et il commen­ça à la re­gar­der fixe­ment en la fas­ci­nant.
Moi, je me sen­tis sou­dain un peu trou­blé, le cœur bat­tant, la gorge ser­rée.
Je voyais les yeux de Mme Sa­blé s’alour­dir, sa bouche se crisper, sa poi­trine ha­le­ter.
Au bout de dix mi­nutes, elle dor­mait.
— Met­tez-vous der­rière elle, dit le méde­cin.
Et je m’as­sis der­rière elle. Il lui pla­ça entre les mains une carte de vi­site en lui di­sant:
«Ceci est un mi­roir; que voyez-vous de­dans?»
Elle ré­pon­dit:
— Je vois mon cou­sin.
— Que fait-il?
— Il se tord la moustache.
— Et mainte­nant?
— Il tire de sa poche une photo­gra­phie.
— Quelle est cette photo­gra­phie?
— La sienne.
C’était vrai! Et cette photo­gra­phie ve­nait de m’être li­vrée, le soir même, à l’hô­tel.
— Com­ment est-il sur ce por­trait?
— Il se tient de­bout avec son cha­peau à la main.
Donc elle voyait dans cette carte, dans ce car­ton blanc, comme elle eût vu dans une glace.
Les jeunes femmes, épou­van­tées, di­saient: «As­sez! As­sez! As­sez!»
Mais le docteur or­don­na: «Vous vous lè­ve­rez de­main à huit heures;
puis vous irez trou­ver à son hô­tel votre cou­sin, et vous le sup­plie­rez de vous prê­ter cinq mille francs
que votre mari vous de­mande et qu’il vous ré­clame­ra à son pro­chain voyage.»
Puis il la ré­veilla.
En rentrant à l’hô­tel, je son­geais à cette cu­rieuse séance et des doutes m’as­saillirent,
non point sur l’ab­so­lue, sur l’insoup­çon­nable bonne foi de ma cou­sine,
que je connais­sais comme une sœur, de­puis l’en­fance, mais sur une super­che­rie pos­sible du docteur.
Ne dissi­mu­lait-il pas dans sa main une glace qu’il montrait à la jeune femme en­dormie, en même temps que sa carte de vi­site?
Les presti­di­gi­ta­teurs de pro­fes­sion font des choses au­tre­ment sin­gu­lières.
Je rentrai donc et je me cou­chai.
Or, ce ma­tin, vers huit heures et de­mie, je fus ré­veillé par mon va­let de chambre, qui me dit:
— C’est Mme Sa­blé qui de­mande à par­ler à Mon­sieur tout de suite.
Je m’ha­billai à la hâte et je la re­çus.
Elle s’as­sit fort trou­blée, les yeux bais­sés, et, sans le­ver son voile, elle me dit:
— Mon cher cou­sin, j’ai un gros ser­vice à vous de­man­der.
— Le­quel, ma cou­sine?
— Cela me gêne beau­coup de vous le dire, et pour­tant, il le faut. J’ai be­soin, ab­so­lu­ment be­soin, de cinq mille francs.
— Al­lons donc, vous?
— Oui, moi, ou plu­tôt mon mari, qui me charge de les trou­ver.
J’étais tel­le­ment stu­pé­fait, que je bal­bu­tiais mes ré­ponses. Je me de­man­dais si vrai­ment elle ne s’était pas mo­quée de moi avec le docteur Pa­rent,
si ce n’était pas là une simple farce pré­pa­rée d’avance et fort bien jouée.
Mais, en la re­gar­dant avec at­ten­tion, tous mes doutes se dissi­pèrent.
Elle trem­blait d’an­goisse, tant cette dé­marche lui était dou­lou­reuse, et je com­pris qu’elle avait la gorge pleine de san­glots.
Je la sa­vais fort riche et je re­pris:
— Com­ment! votre mari n’a pas cinq mille francs à sa dispo­si­tion! Voyons, ré­flé­chis­sez.
Êtes-vous sûre qu’il vous a char­gée de me les de­man­der?
Elle hé­si­ta quelques se­condes comme si elle eût fait un grand ef­fort pour cher­cher dans son souvenir, puis elle ré­pon­dit:
— Oui…, oui… j’en suis sûre.
— Il vous a écrit?
Elle hé­si­ta en­core, ré­flé­chis­sant. Je de­vi­nai le tra­vail tor­tu­rant de sa pen­sée. Elle ne sa­vait pas.
Elle sa­vait seule­ment qu’elle de­vait m’em­prun­ter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa men­tir.
— Oui, il m’a écrit.
— Quand donc? Vous ne m’avez par­lé de rien, hier.
— J’ai reçu sa lettre ce ma­tin.
— Pou­vez-vous me la montrer?
— Non… non… non… elle conte­nait des choses intimes… trop per­son­nelles… je l’ai… je l’ai brû­lée.
— Alors, c’est que votre mari fait des dettes.
Elle hé­si­ta en­core, puis mur­mu­ra:
— Je ne sais pas.
Je dé­cla­rai brus­que­ment:
— C’est que je ne puis dispo­ser de cinq mille francs en ce mo­ment, ma chère cou­sine.
Elle pous­sa une sorte de cri de souf­france.
— Oh! oh! je vous en prie, je vous en prie, trou­vez-les…
Elle s’exal­tait, joi­gnait les mains comme si elle m’eût prié! J’en­ten­dais sa voix chan­ger de ton;
elle pleu­rait et bé­gayait, har­ce­lée, do­mi­née par l’ordre ir­ré­sistible qu’elle avait reçu.
— Oh! oh! je vous en sup­plie… si vous saviez comme je souffre… il me les faut au­jourd’hui.
J’eus pi­tié d’elle.
— Vous les au­rez tan­tôt, je vous le jure.
Elle s’écria:
— Oh! merci! merci! Que vous êtes bon.
Je re­pris: — Vous rap­pe­lez-vous ce qui s’est pas­sé hier soir chez vous?
— Oui.
— Vous rap­pe­lez-vous que le docteur Pa­rent vous a en­dormie?
— Oui.
— Eh! bien, il vous a or­don­né de venir m’em­prun­ter ce ma­tin cinq mille francs, et vous obéis­sez en ce mo­ment à cette sug­gestion.
Elle ré­flé­chit quelques se­condes et ré­pon­dit:
— Puisque c’est mon mari qui les de­mande.
Pen­dant une heure, j’es­sayai de la convaincre, mais je n’y pus par­venir.
Quand elle fut par­tie, je cou­rus chez le docteur. Il al­lait sor­tir; et il m’écou­ta en sou­riant. Puis il dit:
— Croyez-vous mainte­nant?
— Oui, il le faut bien.
— Al­lons chez votre parente.
Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, ac­ca­blée de fa­tigue.
Le méde­cin lui prit le pouls, la re­gar­da quelque temps, une main le­vée vers ses yeux qu’elle fer­ma peu à peu sous l’ef­fort insou­te­nable de cette puis­sance ma­gné­tique.
Quand elle fut en­dormie:
— Votre mari n’a plus be­soin de cinq mille francs!
Vous al­lez donc ou­blier que vous avez prié votre cou­sin de vous les prê­ter, et, s’il vous parle de cela, vous ne com­pren­drez pas.
Puis il la ré­veilla. Je ti­rai de ma poche un por­te­feuille:
— Voi­ci, ma chère cou­sine, ce que vous m’avez de­man­dé ce ma­tin.
Elle fut tel­le­ment sur­prise que je n’osai pas in­sister.
J’es­sayai ce­pen­dant de ranimer sa mé­moire, mais elle nia avec force,
crut que je me mo­quais d’elle, et faillit, à la fin, se fâ­cher.
* * * * *
Voi­là! je viens de rentrer; et je n’ai pu dé­jeu­ner, tant cette ex­pé­rience m’a bou­le­ver­sé.
19 juillet. — Beau­coup de per­sonnes à qui j’ai ra­con­té cette aven­ture se sont mo­quées de moi.
Je ne sais plus que pen­ser. Le sage dit: Peut-être?
21 juillet. — J’ai été dî­ner à Bou­gival, puis j’ai pas­sé la soi­rée au bal des ca­no­tiers. Déci­dé­ment, tout dé­pend des lieux et des mi­lieux.
Croire au sur­na­tu­rel dans l’île de la Gre­nouillère, se­rait le comble de la fo­lie… mais au sommet du mont Saint-Mi­chel?… mais dans les Indes?
Nous subis­sons ef­froya­ble­ment l’in­fluence de ce qui nous en­toure. Je rentre­rai chez moi la se­maine pro­chaine.
30 juillet. — Je suis re­ve­nu dans ma mai­son de­puis hier. Tout va bien.
2 août. — Rien de nou­veau; il fait un temps superbe. Je passe mes jour­nées à re­gar­der cou­ler la Seine.
4 août. — Que­relles parmi mes do­mestiques. Ils pré­tendent qu’on casse les verres, la nuit, dans les ar­moires.
Le va­let de chambre ac­cuse la cui­si­nière, qui ac­cuse la lin­gère, qui ac­cuse les deux autres. Quel est le cou­pable? Bien fin qui le di­rait!
6 août. — Cette fois, je ne suis pas fou. J’ai vu… j’ai vu… j’ai vu!…
Je ne puis plus dou­ter… j’ai vu!… J’ai en­core froid jusque dans les ongles… j’ai en­core peur jusque dans les moelles… j’ai vu!…
Je me pro­me­nais à deux heures, en plein so­leil, dans mon par­terre de ro­siers… dans l’al­lée des ro­siers d’au­tomne qui commencent à fleu­rir.
Comme je m’ar­rê­tais à re­gar­der un géant des ba­tailles,
qui por­tait trois fleurs ma­gni­fiques, je vis, je vis distinc­te­ment, tout près de moi, la tige d’une de ces roses se plier,
comme si une main in­vi­sible l’eût tor­due, puis se cas­ser comme si cette main l’eût cueillie!
Puis la fleur s’éle­va, suivant la courbe qu’au­rait dé­crite un bras en la por­tant vers une bouche,
et elle res­ta suspen­due dans l’air trans­pa­rent, toute seule, im­mo­bile, ef­frayante tache rouge à trois pas de mes yeux.
Éper­du, je me je­tai sur elle pour la sai­sir! Je ne trou­vai rien; elle avait dispa­ru. Alors je fus pris d’une co­lère fu­rieuse contre moi-même;
car il n’est pas permis à un homme rai­son­nable et sé­rieux d’avoir de pareilles halluci­na­tions.
Mais était-ce bien une halluci­na­tion? Je me re­tour­nai pour cher­cher la tige, et je la re­trou­vai im­mé­dia­te­ment sur l’ar­buste,
fraî­che­ment bri­sée, entre les deux autres roses de­meu­rées à la branche.
Alors, je rentrai chez moi l’âme bou­le­ver­sée;
car je suis cer­tain, mainte­nant, cer­tain comme de l’al­ter­nance des jours et des nuits, qu’il existe près de moi un être in­vi­sible,
qui se nour­rit de lait et d’eau, qui peut tou­cher aux choses, les prendre et les chan­ger de place,
doué par consé­quent d’une na­ture ma­té­rielle, bien qu’im­per­cep­tible pour nos sens, et qui ha­bite comme moi, sous mon toit…
7 août. — J’ai dormi tran­quille. Il a bu l’eau de ma ca­rafe, mais n’a point trou­blé mon sommeil.
Je me de­mande si je suis fou. En me pro­me­nant, tan­tôt au grand so­leil, le long de la ri­vière, des doutes me sont ve­nus sur ma rai­son,
non point des doutes vagues comme j’en avais jus­qu’ici, mais des doutes précis, ab­so­lus.
J’ai vu des fous; j’en ai connu qui res­taient intelligents, lucides,
clair­voyants même sur toutes les choses de la vie, sauf sur un point.
Ils par­laient de tout avec clar­té, avec sou­plesse, avec pro­fon­deur,
et sou­dain leur pen­sée tou­chant l’écueil de leur fo­lie, s’y dé­chi­rait en pièces,
s’épar­pillait et som­brait dans cet océan ef­frayant et fu­rieux,
plein de vagues bon­dis­santes, de brouillards, de bour­rasques, qu’on nomme «la dé­mence».
Certes, je me croi­rais fou, ab­so­lu­ment fou, si je n’étais conscient,
si je ne connais­sais par­fai­te­ment mon état, si je ne le son­dais en l’ana­ly­sant avec une com­plète luci­di­té.
Je ne se­rais donc, en somme, qu’un halluci­né rai­son­nant.
Un trouble in­con­nu se se­rait pro­duit dans mon cer­veau,
un de ces troubles qu’es­sayent de no­ter et de préci­ser au­jourd’hui les phy­sio­lo­gistes;
et ce trouble au­rait dé­termi­né dans mon es­prit, dans l’ordre et la lo­gique de mes idées, une cre­vasse pro­fonde.
Des phé­no­mènes sem­blables ont lieu dans le rêve qui nous pro­mène à tra­vers les fan­tas­ma­go­ries les plus in­vrai­sem­blables,
sans que nous en soyions sur­pris, parce que l’appareil vé­ri­fi­ca­teur, parce que le sens du cont­rôle est en­dormi;
tan­dis que la fa­cul­té ima­gi­na­tive veille et tra­vaille.
Ne se peut-il pas qu’une des im­per­cep­tibles touches du clavier cé­ré­bral se trouve para­ly­sée chez moi?
Des hommes, à la suite d’accidents, perdent la mé­moire des noms propres ou des verbes ou des chiffres, ou seule­ment des dates.
Les lo­ca­li­sa­tions de toutes les par­celles de la pen­sée sont au­jourd’hui prou­vées.
Or, quoi d’éton­nant à ce que ma fa­cul­té de cont­rô­ler l’ir­réa­li­té de cer­taines halluci­na­tions, se trouve en­gour­die chez moi en ce mo­ment!
Je son­geais à tout cela en suivant le bord de l’eau.
Le so­leil cou­vrait de clar­té la ri­vière, fai­sait la terre déli­cieuse, em­plis­sait mon re­gard d’amour pour la vie, pour les hi­ron­delles,
dont l’agi­li­té est une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive dont le frémis­se­ment est un bon­heur de mes oreilles.
Peu à peu, ce­pen­dant un malaise in­ex­pli­cable me pé­né­trait.
Une force, me sem­blait-il, une force oc­culte m’en­gour­dis­sait, m’ar­rê­tait, m’em­pê­chait d’al­ler plus loin, me rap­pe­lait en ar­rière.
J’éprou­vais ce be­soin dou­lou­reux de rentrer qui vous op­presse, quand on a lais­sé au lo­gis un malade aimé,
et que le pres­sen­ti­ment vous sai­sit d’une ag­gra­va­tion de son mal.
Donc, je re­vins mal­gré moi, sûr que j’al­lais trou­ver, dans ma mai­son, une mau­vaise nou­velle, une lettre ou une dé­pêche.
Il n’y avait rien; et je de­meu­rai plus sur­pris et plus in­quiet que si j’avais eu de nou­veau quelque vi­sion fan­tastique.
8 août. — J’ai pas­sé hier une af­freuse soi­rée.
Il ne se mani­feste plus, mais je le sens près de moi, m’épiant, me re­gar­dant, me pé­né­trant, me do­mi­nant et plus re­dou­table,
en se ca­chant ain­si, que s’il si­gnalait par des phé­no­mènes sur­na­tu­rels sa pré­sence in­vi­sible et constante.
J’ai dormi, pour­tant.
9 août. — Rien, mais j’ai peur.
10 août. — Rien; qu’ar­ri­ve­ra-t-il de­main?
11 août. — Tou­jours rien; je ne puis plus res­ter chez moi avec cette crainte et cette pen­sée ent­rées en mon âme; je vais par­tir.
12 août, 10 heures du soir. — Tout le jour j’ai vou­lu m’en al­ler; je n’ai pas pu.
J’ai vou­lu ac­com­plir cet acte de li­ber­té si fa­cile, si simple,
— sor­tir — mon­ter dans ma voi­ture pour ga­gner Rouen — je n’ai pas pu. Pour­quoi?
13 août. — Quand on est at­teint par cer­taines mala­dies, tous les res­sorts de l’être phy­sique semblent bri­sés,
toutes les éner­gies anéanties, tous les muscles re­lâ­chés, les os de­ve­nus mous comme la chair et la chair li­quide comme de l’eau.
J’éprouve cela dans mon être mo­ral d’une fa­çon étrange et dé­so­lante.
Je n’ai plus au­cune force, au­cun cou­rage, au­cune do­mi­na­tion sur moi, au­cun pou­voir même de mettre en mou­ve­ment ma vo­lon­té.
Je ne peux plus vou­loir; mais quel­qu’un veut pour moi; et j’obéis.
14 août. — Je suis per­du! Quel­qu’un pos­sède mon âme et la gou­verne! quel­qu’un or­donne tous mes actes, tous mes mou­ve­ments, toutes mes pen­sées.
Je ne suis plus rien en moi, rien qu’un spec­ta­teur esclave et ter­ri­fié de toutes les choses que j’ac­com­plis.
Je dé­sire sor­tir. Je ne peux pas. Il ne veut pas; et je reste, éper­du, trem­blant, dans le fau­teuil où il me tient as­sis.
Je dé­sire seule­ment me le­ver, me sou­le­ver, afin de me croire en­core maître de moi. Je ne peux pas!
Je suis rivé à mon siège; et mon siège adhère au sol, de telle sorte qu’au­cune force ne nous sou­lè­ve­rait.
Puis, tout d’un coup, il faut, il faut, il faut que j’aille au fond de mon jar­din cueillir des fraises et les man­ger. Et j’y vais.
Je cueille des fraises et je les mange! Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! Est-il un Dieu? S’il en est un, déli­vrez-moi, sau­vez-moi! se­cou­rez-moi!
Par­don! Pi­tié! Grâce! Sau­vez-moi! Oh! quelle souf­france! quelle tor­ture! quelle hor­reur!
15 août. — Certes, voi­là com­ment était pos­sé­dée et do­mi­née ma pauvre cou­sine, quand elle est ve­nue m’em­prun­ter cinq mille francs.
Elle subis­sait un vou­loir étran­ger ent­ré en elle, comme une autre âme, comme une autre âme para­site et do­mi­na­trice. Est-ce que le monde va fi­nir?
Mais ce­lui qui me gou­verne, quel est-il, cet in­vi­sible? cet in­con­nais­sable, ce rô­deur d’une race sur­na­tu­relle?
Donc les In­vi­sibles existent! Alors, com­ment de­puis l’ori­gine du monde ne se sont-ils pas en­core mani­festés d’une fa­çon précise comme ils le font pour moi?
Je n’ai jamais rien lu qui res­semble à ce qui s’est pas­sé dans ma de­meure.
Oh! si je pou­vais la quit­ter, si je pou­vais m’en al­ler, fuir et ne pas re­venir. Je se­rais sau­vé, mais je ne peux pas.
16 août. — J’ai pu m’échap­per au­jourd’hui pen­dant deux heures, comme un pri­son­nier qui trouve ou­verte, par ha­sard, la porte de son ca­chot.
J’ai sen­ti que j’étais libre tout à coup et qu’il était loin. J’ai or­don­né d’at­te­ler bien vite et j’ai ga­gné Rouen.
Oh! quelle joie de pou­voir dire à un homme qui obéit: «Al­lez à Rouen!»
Je me suis fait ar­rê­ter de­vant la bi­blio­thèque et j’ai prié qu’on me prê­tât le grand trai­té du docteur Her­mann He­restauss sur les ha­bi­tants in­con­nus du monde antique et mo­derne.
Puis, au mo­ment de re­mon­ter dans mon cou­pé, j’ai vou­lu dire: «À la gare!»
et j’ai crié, — je n’ai pas dit, j’ai crié — d’une voix si forte que les pas­sants se sont re­tour­nés:
«À la mai­son», et je suis tom­bé, af­fo­lé d’an­goisse, sur le cous­sin de ma voi­ture. Il m’avait re­trou­vé et re­pris.
17 août. — Ah! Quelle nuit! quelle nuit! Et pour­tant il me semble que je de­vrais me ré­jouir.
Jus­qu’à une heure du ma­tin, j’ai lu! Her­mann He­restauss, docteur en phi­lo­so­phie et en théo­go­nie,
a écrit l’histoire et les mani­festa­tions de tous les êtres in­vi­sibles rô­dant au­tour de l’homme ou rê­vés par lui.
Il dé­crit leurs ori­gines, leur do­maine, leur puis­sance. Mais au­cun d’eux ne res­semble à ce­lui qui me hante.
On di­rait que l’homme, de­puis qu’il pense, a pres­sen­ti et re­dou­té un être nou­veau, plus fort que lui,
son suc­ces­seur en ce monde, et que, le sen­tant proche et ne pou­vant pré­voir la na­ture de ce maître,
il a créé, dans sa ter­reur, tout le peuple fan­tastique des êtres oc­cultes, fan­tômes vagues nés de la peur.
Donc, ayant lu jus­qu’à une heure du ma­tin,
j’ai été m’as­seoir en­suite au­près de ma fe­nêtre ou­verte pour ra­fraî­chir mon front et ma pen­sée au vent calme de l’obs­cu­ri­té.
Il fai­sait bon, il fai­sait tiède! Comme j’au­rais aimé cette nuit-là au­tre­fois!
Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des scintille­ments frémis­sants.
Qui ha­bite ces mondes? Quelles formes, quels vivants, quels ani­maux, quelles plantes sont là-bas?
Ceux qui pensent dans ces uni­vers loin­tains, que savent-ils plus que nous?
Que peuvent-ils plus que nous? Que voient-ils que nous ne connais­sons point?
Un d’eux, un jour ou l’autre, tra­ver­sant l’espace, n’appa­raî­tra-t-il pas sur notre terre pour la conqué­rir,
comme les Nor­mands ja­dis tra­ver­saient la mer pour as­ser­vir des peuples plus faibles?
Nous sommes si in­firmes, si désar­més, si igno­rants, si pe­tits, nous autres, sur ce grain de boue qui tourne dé­layé dans une goutte d’eau.
Je m’as­sou­pis en rê­vant ain­si au vent frais du soir.
Or, ayant dormi en­vi­ron qua­rante mi­nutes, je rou­vris les yeux sans faire un mou­ve­ment,
ré­veillé par je ne sais quelle émo­tion confuse et bi­zarre.
Je ne vis rien d’abord, puis, tout à coup, il me sem­bla qu’une page du livre res­té ou­vert sur ma table ve­nait de tour­ner toute seule.
Au­cun souffle d’air n’était ent­ré par ma fe­nêtre. Je fus sur­pris et j’at­ten­dis.
Au bout de quatre mi­nutes en­vi­ron, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se sou­le­ver et se ra­battre sur la pré­cédente, comme si un doigt l’eût feuille­tée.
Mon fau­teuil était vide, sem­blait vide; mais je com­pris qu’il était là, lui, as­sis à ma place, et qu’il li­sait.
D’un bond fu­rieux, d’un bond de bête ré­vol­tée, qui va éventrer son domp­teur,
je tra­ver­sai ma chambre pour le sai­sir, pour l’étreindre, pour le tuer!…
Mais mon siège, avant que je l’eusse at­teint, se ren­ver­sa comme si on eût fui de­vant moi… ma table os­cil­la, ma lampe tom­ba et s’étei­gnit,
et ma fe­nêtre se fer­ma comme si un mal­fai­teur sur­pris se fût élan­cé dans la nuit, en pre­nant à pleines mains les bat­tants.
Donc, il s’était sau­vé; il avait eu peur, peur de moi, lui!
Alors,… alors… de­main… ou après,… ou un jour quel­conque,… je pour­rai donc le tenir sous mes poings, et l’écra­ser contre le sol!
Est-ce que les chiens, quel­que­fois, ne mordent point et n’étranglent pas leurs maîtres?
18 août. — J’ai son­gé toute la jour­née.
Oh! oui, je vais lui obéir, suivre ses impul­sions, ac­com­plir toutes ses vo­lon­tés, me faire humble, sou­mis, lâche.
Il est le plus fort. Mais une heure vien­dra…
19 août. — Je sais… je sais… je sais tout! Je viens de lire ceci dans la Re­vue du Monde scien­ti­fique: «Une nou­velle as­sez cu­rieuse nous ar­rive de Rio de Janei­ro.
Une fo­lie, une épi­démie de fo­lie, com­pa­rable aux dé­mences conta­gieuses
qui at­tei­gnirent les peuples d’Eu­rope au moyen âge, sé­vit en ce mo­ment dans la pro­vince de San-Pau­lo.
Les ha­bi­tants éper­dus quittent leurs mai­sons, dé­sertent leurs vil­lages, aban­donnent leurs cultures, se di­sant pour­sui­vis, pos­sé­dés,
gou­ver­nés comme un bé­tail hu­main par des êtres in­vi­sibles bien que tan­gibles, des sortes de vam­pires qui se nour­rissent de leur vie, pen­dant leur sommeil,
et qui boivent en outre de l’eau et du lait sans paraître tou­cher à au­cun autre ali­ment.
«M. le pro­fes­seur Don Pe­dro Hen­ri­quez, ac­com­pa­gné de plu­sieurs sa­vants méde­cins,
est par­ti pour la pro­vince de San-Pau­lo afin d’étu­dier sur place les ori­gines et les mani­festa­tions de cette sur­pre­nante fo­lie,
et de pro­po­ser à l’Em­pe­reur les me­sures qui lui paraî­tront le plus propres à rap­pe­ler à la rai­son ces popu­la­tions en délire.»
Ah! Ah! je me rap­pelle, je me rap­pelle le beau trois-mâts bré­si­lien qui pas­sa sous mes fe­nêtres en re­mon­tant la Seine, le 8 mai der­nier!
Je le trou­vai si joli, si blanc, si gai! L’Être était des­sus, ve­nant de là-bas, où sa race est née! Et il m’a vu!
Il a vu ma de­meure blanche aus­si; et il a sau­té du navire sur la rive. Oh! mon Dieu!
À pré­sent, je sais, je de­vine. Le règne de l’homme est fini.
Il est venu, Ce­lui que re­dou­taient les pre­mières ter­reurs des peuples naïfs,
Ce­lui qu’exorci­saient les prêtres in­quiets, que les sorciers évo­quaient par les nuits sombres, sans le voir appa­raître en­core,
à qui les pres­sen­ti­ments des maîtres pas­sa­gers du monde prê­tèrent toutes les formes monstrueuses ou gra­cieuses
des gnomes, des es­prits, des génies, des fées, des far­fa­dets.
Après les gros­sières concep­tions de l’épou­vante pri­mi­tive, des hommes plus perspi­caces l’ont pres­sen­ti plus clai­re­ment.
Mes­mer l’avait de­vi­né, et les méde­cins, de­puis dix ans déjà, ont dé­cou­vert, d’une fa­çon précise, la na­ture de sa puis­sance avant qu’il l’eût exer­cée lui-même.
Ils ont joué avec cette arme du Sei­gneur nou­veau, la do­mi­na­tion d’un mysté­rieux vou­loir sur l’âme hu­maine de­ve­nue esclave.
Ils ont ap­pe­lé cela ma­gné­tisme, hyp­no­tisme, sug­gestion… que sais-je?
Je les ai vus s’amu­ser comme des en­fants im­prudents avec cette hor­rible puis­sance! Mal­heur à nous! Mal­heur à l’homme!
Il est venu, le… le… com­ment se nomme-t-il… le… il me semble qu’il me crie son nom, et je ne l’en­tends pas…
le… oui… il le crie… J’écoute… je ne peux pas… ré­pète… le… Hor­la… J’ai en­ten­du… le Hor­la… c’est lui… le Hor­la… il est venu!…
Ah! le vau­tour a man­gé la co­lombe; le loup a man­gé le mou­ton; le lion a dé­vo­ré le buffle aux cornes ai­guës;
l’homme a tué le lion avec la flèche, avec le glaive, avec la poudre;
mais le Hor­la va faire de l’homme ce que nous avons fait du che­val et du bœuf:
sa chose, son ser­vi­teur et sa nour­ri­ture, par la seule puis­sance de sa vo­lon­té. Mal­heur à nous!
Pour­tant, l’ani­mal, quel­que­fois, se ré­volte et tue ce­lui qui l’a dompté… moi aus­si je veux…
je pour­rai… mais il faut le connaître, le tou­cher, le voir!
Les sa­vants disent que l’œil de la bête, dif­fé­rent du nôtre, ne distingue point comme le nôtre…
Et mon œil à moi ne peut distin­guer le nou­veau venu qui m’op­prime.
Pour­quoi? Oh! je me rap­pelle à pré­sent les pa­roles du moine du mont Saint-Mi­chel: «Est-ce que nous voyons la cent-millième par­tie de ce qui existe?
Te­nez, voi­ci le vent qui est la plus grande force de la na­ture, qui ren­verse les hommes, abat les édi­fices,
dé­ra­cine les arbres, sou­lève la mer en mon­tagnes d’eau, détruit les falaises et jette aux bri­sants les grands navires,
le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mu­git, l’avez-vous vu et pou­vez-vous le voir: il existe pour­tant!»
Et je son­geais en­core: mon œil est si faible, si im­par­fait,
qu’il ne distingue même point les corps durs, s’ils sont trans­parents comme le verre!…
Qu’une glace sans tain barre mon che­min, il me jette des­sus comme l’oi­seau ent­ré dans une chambre se casse la tête aux vitres.
Mille choses en outre le trompent et l’égarent?
Quoi d’éton­nant, alors, à ce qu’il ne sache point aper­ce­voir un corps nou­veau que la lu­mière tra­verse.
Un être nou­veau! pour­quoi pas? Il de­vait venir as­suré­ment! pour­quoi se­rions-nous les der­niers!
Nous ne le distin­guons point, ain­si que tous les autres créés avant nous?
C’est que sa na­ture est plus par­faite, son corps plus fin et plus fini que le nôtre,
que le nôtre si faible, si mal­adroi­te­ment conçu, en­com­bré d’or­ganes tou­jours fa­ti­gués,
tou­jours for­cés comme des res­sorts trop com­plexes, que le nôtre, qui vit comme une plante et comme une bête,
en se nour­ris­sant péni­ble­ment d’air, d’herbe et de viande, ma­chine ani­male en proie aux mala­dies,
aux dé­for­ma­tions, aux pu­tré­fac­tions, pous­sive, mal ré­glée, naïve et bi­zarre,
in­génieu­se­ment mal faite, œuvre gros­sière et déli­cate, ébauche d’être qui pour­rait de­venir intelli­gent et superbe.
Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, de­puis l’huître jus­qu’à l’homme.
Pour­quoi pas un de plus, une fois ac­com­plie la période qui sé­pare les appa­ri­tions suc­ces­sives de toutes les es­pèces di­verses?
Pour­quoi pas un de plus? Pour­quoi pas aus­si d’autres arbres aux fleurs im­menses, écla­tantes et par­fu­mant des ré­gions en­tières?
Pour­quoi pas d’autres éléments que le feu, l’air, la terre et l’eau? — Ils sont quatre, rien que quatre, ces pères nour­ri­ciers des êtres!
Quelle pi­tié! Pour­quoi ne sont-ils pas qua­rante, quatre cents, quatre mille!
Comme tout est pauvre, mes­quin, mi­sé­rable! ava­re­ment don­né, sè­che­ment in­ven­té, lour­de­ment fait!
Ah! l’élé­phant, l’hip­po­po­tame, que de grâce! Le cha­meau, que d’élé­gance!
Mais di­rez-vous, le papillon! une fleur qui vole!
J’en rêve un qui se­rait grand comme cent uni­vers, avec des ailes dont je ne puis même ex­primer la forme, la beau­té, la cou­leur et le mou­ve­ment.
Mais je le vois… il va d’étoile en étoile, les ra­fraî­chis­sant et les em­bau­mant au souffle har­mo­nieux et lé­ger de sa course!…
Et les peuples de là-haut le re­gardent pas­ser, ex­ta­siés et ravis!
* * * * *
Qu’ai-je donc? C’est lui, lui, le Hor­la, qui me hante, qui me fait pen­ser ces fo­lies!
Il est en moi, il de­vient mon âme; je le tue­rai!
19 août. — Je le tue­rai. Je l’ai vu! je me suis as­sis hier soir, à ma table; et je fis sem­blant d’écrire avec une grande at­ten­tion.
Je sa­vais bien qu’il vien­drait rô­der au­tour de moi, tout près, si près que je pour­rais peut-être le tou­cher, le sai­sir!
Et alors!… alors, j’au­rais la force des déses­pérés;
j’au­rais mes mains, mes ge­noux, ma poi­trine, mon front, mes dents pour l’étran­gler, l’écra­ser, le mordre, le dé­chi­rer.
Et je le guet­tais avec tous mes or­ganes sur­ex­ci­tés.
J’avais allu­mé mes deux lampes et les huit bou­gies de ma che­mi­née, comme si j’eusse pu, dans cette clar­té, le dé­cou­vrir.
En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à co­lonnes; à droite, ma che­mi­née;
à gauche, ma porte fer­mée avec soin, après l’avoir lais­sée long­temps ou­verte, afin de l’at­ti­rer;
der­rière moi, une très haute ar­moire à glace,
qui me ser­vait chaque jour pour me ra­ser, pour m’ha­biller, et où j’avais cou­tume de me re­gar­der, de la tête aux pieds, chaque fois que je pas­sais de­vant.
Donc, je fai­sais sem­blant d’écrire, pour le trom­per, car il m’épiait lui aus­si; et sou­dain, je sen­tis,
je fus cer­tain qu’il li­sait par-des­sus mon épaule, qu’il était là, frô­lant mon oreille.
Je me dres­sai, les mains ten­dues, en me tour­nant si vite que je faillis tom­ber.
Eh bien?… on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace!…
Elle était vide, claire, pro­fonde, pleine de lu­mière! Mon image n’était pas de­dans… et j’étais en face, moi!
Je voyais le grand verre lim­pide du haut en bas. Et je re­gar­dais cela avec des yeux af­fo­lés;
et je n’osais plus avan­cer, je n’osais plus faire un mou­ve­ment, sen­tant bien pour­tant qu’il était là,
mais qu’il m’échap­pe­rait en­core, lui dont le corps im­per­cep­tible avait dé­vo­ré mon re­flet.
Comme j’eus peur! Puis voi­là que tout à coup je commen­çai à m’aper­ce­voir dans une brume, au fond du mi­roir, dans une brume comme à tra­vers une nappe d’eau;
et il me sem­blait que cette eau glis­sait de gauche à droite, len­te­ment, ren­dant plus précise mon image, de se­conde en se­conde.
C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me ca­chait ne parais­sait point pos­séder de contours net­te­ment ar­rê­tés,
mais une sorte de trans­parence opaque, s’éclaircis­sant peu à peu.
Je pus en­fin me distin­guer com­plè­te­ment, ain­si que je le fais chaque jour en me re­gar­dant.
Je l’avais vu! L’épou­vante m’en est res­tée, qui me fait en­core fris­son­ner.
20 août. — Le tuer, com­ment? puisque je ne peux l’at­teindre? Le poi­son? mais il me ver­rait le mê­ler à l’eau;
et nos poi­sons, d’ailleurs, au­raient-ils un ef­fet sur son corps im­per­cep­tible? Non… non… sans au­cun doute… Alors?… alors?…
21 août. — J’ai fait venir un ser­ru­rier de Rouen, et lui ai com­man­dé pour ma chambre des per­siennes de fer,
comme en ont, à Pa­ris, cer­tains hô­tels par­ti­cu­liers, au rez-de-chaus­sée, par crainte des vo­leurs. Il me fera, en outre, une porte pareille.
Je me suis don­né pour un pol­tron, mais je m’en moque!…
* * * * *
10 sep­tembre. — Rouen, hô­tel Continen­tal. C’est fait… c’est fait… mais est-il mort? J’ai l’âme bou­le­ver­sée de ce que j’ai vu.
Hier donc, le ser­ru­rier ayant posé ma per­sienne et ma porte de fer,
j’ai lais­sé tout ou­vert jus­qu’à mi­nuit, bien qu’il commen­çât à faire froid.
Tout à coup, j’ai sen­ti qu’il était là, et une joie, une joie folle m’a sai­si.
Je me suis levé len­te­ment, et j’ai marc­hé à droite, à gauche, long­temps pour qu’il ne de­vi­nât rien; puis j’ai ôté mes bot­tines et mis mes sa­vates avec né­gli­gence;
puis j’ai fer­mé ma per­sienne de fer, et re­ve­nant à pas tran­quilles vers la porte, j’ai fer­mé la porte aus­si à double tour.
Re­tour­nant alors vers la fe­nêtre, je la fixai par un ca­de­nas, dont je mis la clef dans ma poche.
Tout à coup, je com­pris qu’il s’agi­tait au­tour de moi, qu’il avait peur à son tour, qu’il m’or­don­nait de lui ou­vrir.
Je faillis céder; je ne cé­dai pas, mais m’ados­sant à la porte, je l’entre-bâillai, tout juste as­sez pour pas­ser, moi, à re­cu­lons;
et comme je suis très grand ma tête tou­chait au linteau.
J’étais sûr qu’il n’avait pu s’échap­per et je l’en­fer­mai, tout seul, tout seul! Quelle joie! Je le te­nais! Alors, je descen­dis, en cou­rant;
je pris dans mon sa­lon, sous ma chambre, mes deux lampes et je ren­ver­sai toute l’huile sur le ta­pis, sur les meubles, par­tout;
puis j’y mis le feu, et je me sau­vai, après avoir bien re­fer­mé, à double tour, la grande porte d’ent­rée.
Et j’al­lai me ca­cher au fond de mon jar­din, dans un mas­sif de lau­riers.
Comme ce fut long! comme ce fut long! Tout était noir, muet, im­mo­bile; pas un souffle d’air, pas une étoile,
des mon­tagnes de nuages qu’on ne voyait point, mais qui pe­saient sur mon âme si lourds, si lourds.
Je re­gar­dais ma mai­son, et j’at­ten­dais. Comme ce fut long! Je croyais déjà que le feu s’était éteint tout seul,
ou qu’il l’avait éteint, Lui, quand une des fe­nêtres d’en bas cre­va sous la pous­sée de l’in­cen­die, et une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue,
molle, ca­res­sante, mon­ta le long du mur blanc et le bai­sa jus­qu’au toit.
Une lueur cou­rut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et un fris­son, un fris­son de peur aus­si!
Les oi­seaux se ré­veillaient; un chien se mit à hur­ler; il me sem­bla que le jour se le­vait!
Deux autres fe­nêtres écla­tèrent aus­si­tôt, et je vis que tout le bas de ma de­meure n’était plus qu’un ef­frayant bra­sier.
Mais un cri, un cri hor­rible, sur­ai­gu, dé­chi­rant, un cri de femme pas­sa dans la nuit, et deux mansardes s’ou­vrirent!
J’avais ou­blié mes do­mestiques! Je vis leurs faces af­fo­lées, et leurs bras qui s’agi­taient!…
Alors, éper­du d’hor­reur, je me mis à cou­rir vers le vil­lage en hur­lant: «Au se­cours! au se­cours! au feu! au feu!»
Je ren­con­trai des gens qui s’en ve­naient déjà et je re­tour­nai avec eux, pour voir!
La mai­son, mainte­nant, n’était plus qu’un bû­cher hor­rible et ma­gni­fique,
un bû­cher monstrueux, éclai­rant toute la terre, un bû­cher où brû­laient des hommes,
et où il brû­lait aus­si, Lui, Lui, mon pri­son­nier, l’Être nou­veau, le nou­veau maître, le Hor­la!
Sou­dain le toit tout en­tier s’en­glou­tit entre les murs, et un vol­can de flammes jaillit jus­qu’au ciel.
Par toutes les fe­nêtres ou­vertes sur la four­naise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu’il était là, dans ce four, mort…
— Mort? Peut-être?… Son corps? son corps que le jour tra­ver­sait n’était-il pas in­destruc­tible par les moyens qui tuent les nôtres?
S’il n’était pas mort?… seul peut-être le temps a prise sur l’Être In­vi­sible et Re­dou­table.
Pour­quoi ce corps trans­pa­rent, ce corps in­con­nais­sable, ce corps d’Es­prit,
s’il de­vait craindre, lui aus­si, les maux, les bles­sures, les in­firmi­tés, la destruc­tion préma­tu­rée?
La destruc­tion préma­tu­rée? toute l’épou­vante hu­maine vient d’elle! Après l’homme, le Hor­la.
— Après ce­lui qui peut mou­rir tous les jours, à toutes les heures, à toutes les mi­nutes, par tous les accidents,
est venu ce­lui qui ne doit mou­rir qu’à son jour, à son heure, à sa mi­nute, parce qu’il a tou­ché la li­mite de son existence!
Non… non… sans au­cun doute, sans au­cun doute… il n’est pas mort… Alors… alors… il va donc fal­loir que je me tue, moi!…

Guy de Maupassant
Le Horla / The Horla
Bilingual Edition

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