Guy de

Maupassant

Le Rosier de Madame Husson

et autres nouvelles

Der Tugendpreis

und andere Novellen

Übersetzt von Georg Freiherr von Ompteda
Synchronisation und Ergänzungen © Doppeltext 2022

TITELBLATT

LE ROSIER DE MADAME HUSSON

UN ÉCHEC

ENRAGÉE?

LE MODÈLE

LA BARONNE

UNE VENTE

L’ASSASSIN

LA MARTINE

UNE SOIRÉE

LA CONFESSION

DIVORCE

LA REVANCHE

L’ODYSSÉE D’UNE FILLE

LA FENÊTRE

IMPRESSUM

LE ROSIER DE MADAME HUSSON

Nous venions de pas­ser Gi­sors, où je m’étais ré­veillé en en­ten­dant le nom de la ville crié par les em­ployés,
et j’al­lais m’as­sou­pir de nou­veau, quand une se­cousse épou­van­table me jeta sur la grosse dame qui me fai­sait vis-à-vis.
Une roue s’était bri­sée à la ma­chine qui gi­sait en tra­vers de la voie.
Le ten­der et le wa­gon de ba­gages, dé­raillés aus­si, s’étaient cou­chés à côté de cette mou­rante
qui râ­lait, gei­gnait, sif­flait, souf­flait, cra­chait, res­sem­blait à ces che­vaux tom­bés dans la rue,
dont le flanc bat, dont la poi­trine pal­pite, dont les na­seaux fument et dont tout le corps fris­sonne,
mais qui ne paraissent plus ca­pables du moindre ef­fort pour se rele­ver et se re­mettre à marcher.
Il n’y avait ni morts ni bles­sés, quelques contu­sion­nés seule­ment, car le train n’avait pas en­core re­pris son élan,
et nous re­gar­dions, dé­so­lés, la grosse bête de fer estro­piée, qui ne pour­rait plus nous traî­ner
et qui bar­rait la route pour long­temps peut-être, car il fau­drait sans doute faire venir de Pa­ris un train de se­cours.
Il était alors dix heures du ma­tin, et je me déci­dai tout de suite à re­ga­gner Gi­sors pour y dé­jeu­ner.
Tout en marc­hant sur la voie, je me di­sais: «Gi­sors, Gi­sors, mais je connais quel­qu’un ici. Qui donc?
Gi­sors? Voyons, j’ai un ami dans cette ville»
Un nom sou­dain jaillit dans mon souvenir: «Al­bert Ma­ram­bot.»
C’était un an­cien cama­rade de col­lège, que je n’avais pas vu de­puis douze ans au moins, et qui exer­çait à Gi­sors la pro­fes­sion de méde­cin.
Sou­vent il m’avait écrit pour m’in­vi­ter; j’avais tou­jours pro­mis, sans tenir. Cette fois en­fin je pro­fi­te­rais de l’oc­ca­sion.
Je de­man­dai au pre­mier pas­sant: «Sa­vez-vous où de­meure M. le docteur Ma­ram­bot?»
Il ré­pon­dit sans hé­si­ter, avec l’ac­cent traî­nard des Nor­mands: «Rue Dau­phine.»
J’aper­çus en ef­fet, sur la porte de la mai­son indi­quée, une grande plaque de cuivre où était gra­vé le nom de mon an­cien cama­rade.
Je son­nai; mais la ser­vante, une fille à che­veux jaunes, aux gestes lents, ré­pé­tait d’un air stu­pide: «I y est paas, i y est paas.»
J’en­ten­dais un bruit de four­chettes et de verres, et je criai: «Hé! Ma­ram­bot.»
Une porte s’ou­vrit, et un gros homme à fa­vo­ris pa­rut, l’air mécon­tent, une ser­viette à la main.
Certes, je ne l’au­rais pas re­con­nu. On lui au­rait don­né qua­rante-cinq ans au moins, et, en une se­conde, toute la vie de pro­vince m’appa­rut, qui alour­dit, épais­sit et vieillit.
Dans un seul élan de ma pen­sée, plus ra­pide que mon geste pour lui tendre la main,
je connus son existence, sa manière d’être, son genre d’es­prit et ses théo­ries sur le monde.
Je de­vi­nai les longs re­pas qui avaient ar­ron­di son ventre, les som­no­lences après dî­ner, dans la tor­peur d’une lourde di­gestion ar­ro­sée de co­gnac,
et les vagues re­gards je­tés sur les malades avec la pen­sée de la poule rô­tie qui tourne de­vant le feu.
Ses conver­sa­tions sur la cui­sine, sur le cidre, l’eau-de-vie et le vin, sur la manière de cuire cer­tains plats et de bien lier cer­taines sauces me furent ré­vélées,
rien qu’en aper­ce­vant l’em­pâ­te­ment rouge de ses joues, la lour­deur de ses lèvres, l’éclat morne de ses yeux.
Je lui dis: «Tu ne me re­con­nais pas. Je suis Raoul Au­ber­tin.»
Il ou­vrit les bras et faillit m’étouf­fer, et sa pre­mière phrase fut celle-ci:
— Tu n’as pas dé­jeu­né, au moins?
— Non.
— Quelle chance! je me mets à table et j’ai une ex­cel­lente truite.
Cinq mi­nutes plus tard je dé­jeu­nais en face de lui.
Je lui de­man­dai:
— Tu es res­té gar­çon!
— Par­bleu!
— Et tu t’amuses ici?
— Je ne m’en­nuie pas, je m’oc­cupe. J’ai des malades, des amis. Je mange bien, je me porte bien, j’aime à rire et chas­ser. Ça va.
— La vie n’est pas trop mono­tone dans cette pe­tite ville?
— Non, mon cher, quand on sait s’oc­cu­per. Une pe­tite ville, en somme, c’est comme une grande.
Les événe­ments et les plai­sirs y sont moins va­riés, mais on leur prête plus d’impor­tance;
les re­la­tions y sont moins nom­breuses, mais on se ren­contre plus sou­vent.
Quand on connaît toutes les fe­nêtres d’une rue, cha­cune d’elles vous oc­cupe et vous in­trigue da­van­tage qu’une rue en­tière à Pa­ris.
C’est très amu­sant, une pe­tite ville, tu sais, très amu­sant, très amu­sant.
Tiens, celle-ci, Gi­sors, je la connais sur le bout du doigt de­puis son ori­gine jus­qu’à au­jourd’hui.
Tu n’as pas idée comme son histoire est drôle.
— Tu es de Gi­sors?
— Moi? Non. Je suis de Gour­nay, sa voi­sine et sa rivale.
Gour­nay est à Gi­sors ce que Lu­cullus était à Ci­cé­ron. Ici, tout est pour la gloire, on dit:
«les or­gueilleux de Gi­sors». A Gour­nay, tout est pour le ventre, on dit: «les mâ­queux de Gour­nay».
Gi­sors mé­prise Gour­nay, mais Gour­nay rit de Gi­sors. C’est très co­mique, ce pays-ci.
Je m’aper­çus que je man­geais quelque chose de vrai­ment ex­quis,
des œufs mol­lets en­ve­lop­pés dans un four­reau de ge­lée de viande aro­ma­ti­sée aux herbes et lé­gè­re­ment sai­sie dans la glace.
Je dis en cla­quant la langue pour flat­ter Ma­ram­bot: «Bon, ceci.»
Il sou­rit: «Deux choses néces­saires, de la bonne ge­lée, dif­fi­cile à ob­tenir, et de bons œufs.
Oh! les bons œufs, que c’est rare, avec le jaune un peu rouge, bien sa­vou­reux!
Moi, j’ai deux basses-cours, une pour l’œuf, l’autre pour la vo­laille.
Je nour­ris mes pon­deuses d’une manière spéciale. J’ai mes idées.
Dans l’œuf comme dans la chair du pou­let, du bœuf ou du mou­ton, dans le lait,
dans tout, on re­trouve et on doit goû­ter le suc, la quintes­sence des nour­ri­tures an­té­rieures de la bête.
Comme on pour­rait mieux man­ger si on s’oc­cu­pait da­van­tage de cela!»
Je riais.
— Tu es donc gour­mand?
— Par­bleu! Il n’y a que les im­béciles qui ne soient pas gour­mands. On est gour­mand comme on est ar­tiste, comme on est instruit, comme on est poète.
Le goût, mon cher, c’est un or­gane déli­cat, per­fec­tible et res­pec­table comme l’œil et l’oreille.
Man­quer de goût, c’est être pri­vé d’une fa­cul­té ex­quise, de la fa­cul­té de discer­ner la qua­li­té des ali­ments,
comme on peut être pri­vé de celle de discer­ner les qua­li­tés d’un livre ou d’une œuvre d’art;
c’est être pri­vé d’un sens es­sen­tiel, d’une par­tie de la su­pé­rio­ri­té hu­maine;
c’est appar­tenir à une des innom­brables classes d’in­firmes, de dis­gra­ciés et de sots dont se com­pose notre race;
c’est avoir la bouche bête, en un mot, comme on a l’es­prit bête.
Un homme qui ne distingue pas une lan­gouste d’un ho­mard,
un ha­reng, cet ad­mi­rable pois­son qui porte en lui toutes les sa­veurs, tous les arômes de la mer,
d’un ma­que­reau ou d’un mer­lan, et une poire cras­sane d’une du­chesse,
est com­pa­rable à ce­lui qui confon­drait Bal­zac avec Eu­gène Sue,
une sym­pho­nie de Bee­tho­ven avec une marche mi­li­taire d’un chef de mu­sique de ré­gi­ment,
et l’Apol­lon du Bel­vé­dère avec la sta­tue du gé­né­ral de Blan­mont!
— Qu’est-ce donc que le gé­né­ral de Blan­mont?
— Ah! c’est vrai, tu ne sais pas. On voit bien que tu n’es point de Gi­sors?
Mon cher, je t’ai dit tout à l’heure qu’on ap­pe­lait les ha­bi­tants de cette ville les «or­gueilleux de Gi­sors»
et jamais épi­thète ne fut mieux mé­ri­tée. Mais dé­jeu­nons d’abord, et je te par­le­rai de notre ville en te la fai­sant vi­si­ter.
Il ces­sait de par­ler de temps en temps pour boire len­te­ment un demi-verre de vin qu’il re­gar­dait avec ten­dresse en le re­po­sant sur la table.
Une ser­viette nouée au col, les pommettes rouges, l’œil ex­ci­té,
les fa­vo­ris épa­nouis au­tour de sa bouche en tra­vail, il était amu­sant à voir.
Il me fit man­ger jus­qu’à la suf­fo­ca­tion. Puis, comme je vou­lais re­ga­gner la gare, il me sai­sit le bras et m’entraî­na par les rues.
La ville, d’un joli ca­rac­tère pro­vincial, do­mi­née par sa for­te­resse, le plus cu­rieux mo­nu­ment de l’archi­tec­ture mi­li­taire du XIIe siècle qui soit en France,
do­mine à son tour une longue val­lée où les lourdes vaches de Nor­man­die broutent et ru­minent dans les pâ­tu­rages.
Le docteur me dit: — Gi­sors, ville de 4.000 ha­bi­tants, aux confins de l’Eure, men­tion­née déjà dans les Commen­taires de Jules Cé­sar:
Cæ­sa­ris ostium, puis Cæ­sar­tium, Cæ­sor­tium, Gi­sor­tium, Gi­sors.
Je ne te mè­ne­rai pas vi­si­ter le cam­pe­ment de l’ar­mée ro­maine dont les traces sont en­core très vi­sibles.
Je riais et je ré­pon­dis: — Mon cher, il me semble que tu es at­teint d’une mala­die spéciale
que tu de­vrais étu­dier, toi méde­cin, et qu’on ap­pelle l’es­prit de clo­cher.
Il s’ar­rê­ta net: — L’es­prit de clo­cher, mon ami, n’est pas autre chose que le pa­trio­tisme na­tu­rel.
J’aime ma mai­son, ma ville et ma pro­vince par ex­ten­sion, parce que j’y trouve en­core les ha­bi­tudes de mon vil­lage;
mais si j’aime la fron­tière, si je la dé­fends, si je me fâche
quand le voi­sin y met le pied, c’est parce que je me sens déjà me­na­cé dans ma mai­son,
parce que la fron­tière que je ne connais pas est le che­min de ma pro­vince.
Ain­si moi, je suis Nor­mand, un vrai Nor­mand; eh bien, mal­gré ma ran­cune contre l’Al­le­mand et mon dé­sir de ven­geance,
je ne le dé­teste pas, je ne le hais pas d’instinct comme je hais l’An­glais,
l’en­ne­mi vé­ri­table, l’en­ne­mi hé­ré­di­taire, l’en­ne­mi na­tu­rel du Nor­mand,
parce que l’An­glais a pas­sé sur ce sol ha­bi­té par mes aïeux, l’a pillé et ra­va­gé vingt fois,
et que l’aver­sion de ce peuple per­fide m’a été trans­mise avec la vie par mon père… Tiens, voi­ci la sta­tue du gé­né­ral.
— Quel gé­né­ral?
— Le gé­né­ral de Blan­mont! Il nous fal­lait une sta­tue.
Nous ne sommes pas pour rien les or­gueilleux de Gi­sors! Alors nous avons dé­cou­vert le gé­né­ral de Blan­mont.
Re­garde donc la vi­trine de ce lib­raire.
Il m’entraî­na vers la de­van­ture d’un lib­raire où une quin­zaine de vo­lumes jaunes, rouges ou bleus at­ti­raient l’œil.
En li­sant les titres, un rire fou me sai­sit;
c’étaient: Gi­sors, ses ori­gines, son avenir, par M. X…, membre de plu­sieurs so­cié­tés sa­vantes;
Histoire de Gi­sors, par l’abbé A…;
Gi­sors, de Cé­sar à nos jours, par M. B…, pro­prié­taire;
Gi­sors et ses en­vi­rons, par le docteur C. D…;
Les Gloires de Gi­sors, par un cher­cheur.
— Mon cher, re­prit Ma­ram­bot, il ne se passe pas une an­née, par une an­née, tu en­tends bien,
sans que paraisse ici une nou­velle histoire de Gi­sors; nous en avons vingt-trois.
— Et les gloires de Gi­sors? de­man­dai-je.
— Oh! je ne te les di­rai pas toutes, je te par­le­rai seule­ment des princi­pales.
Nous avons eu d’abord le gé­né­ral de Blan­mont, puis le ba­ron Davillier,
le cé­lèbre cé­ra­miste qui fut l’ex­plo­ra­teur de l’Espagne et des Ba­léares
et ré­vé­la aux col­lec­tion­neurs les ad­mi­rables faïences hispa­no-arabes.
Dans les lettres, un jour­na­liste de grand mé­rite, mort au­jourd’hui, Charles Brainne,
et parmi les bien vivants le très émi­nent di­rec­teur du Nou­velliste de Rouen, Charles La­pierre… et en­core beau­coup d’autres, beau­coup d’autres…
Nous sui­vions une longue rue, lé­gè­re­ment en pente, chauf­fée d’un bout à l’autre par le so­leil de juin, qui avait fait rentrer chez eux les ha­bi­tants.
Tout à coup, à l’autre bout de cette voie, un homme appa­rut, un ivrogne qui ti­tu­bait.
Il ar­rivait, la tête en avant, les bras bal­lants, les jambes molles,
par périodes de trois, six ou dix pas ra­pides, que suivait tou­jours un re­pos.
Quand son élan éner­gique et court l’avait por­té au mi­lieu de la rue,
il s’ar­rê­tait net et se balan­çait sur ses pieds, hé­si­tant entre la chute et une nou­velle crise d’éner­gie.
Puis il re­par­tait brus­que­ment dans une di­rec­tion quel­conque.
Il ve­nait alors heur­ter une mai­son sur la­quelle il sem­blait se col­ler, comme s’il vou­lait entrer de­dans, à tra­vers le mur.
Puis il se re­tour­nait d’une se­cousse et re­gar­dait de­vant lui, la bouche ou­verte, les yeux cli­gno­tants sous le so­leil,
puis d’un coup de reins, dé­tac­hant son dos de la mu­raille, il se re­met­tait en route.
Un pe­tit chien jaune, un ro­quet fa­mélique, le suivait en aboyant, s’ar­rê­tant quand il s’ar­rê­tait, re­par­tant quand il re­par­tait.
— Tiens, dit Ma­ram­bot, voi­là le ro­sier de Mme Hus­son.
Je fus très sur­pris et je de­man­dai: «Le ro­sier de Mme Hus­son, qu’est-ce que tu veux dire par là?»
Le méde­cin se mit à rire.
— Oh! c’est une manière d’ap­pe­ler les ivrognes que nous avons ici.
Cela vient d’une vieille histoire pas­sée mainte­nant à l’état de lé­gende, bien qu’elle soit vraie en tous points.
— Est-elle drôle, ton histoire?
— Très drôle.
— Alors, ra­conte-la.
— Très vo­lon­tiers. Il y avait au­tre­fois dans cette ville une vieille dame, très ver­tueuse et pro­tec­trice de la ver­tu, qui s’ap­pe­lait Mme Hus­son.
Tu sais, je te dis les noms vé­ri­tables et pas des noms de fan­tai­sie.
Mme Hus­son s’oc­cu­pait par­ti­cu­liè­re­ment des bonnes œuvres, de se­cou­rir les pauvres et d’en­cou­ra­ger les mé­ri­tants.
Pe­tite, trot­tant court, or­née d’une per­ruque de soie noire,
cé­ré­mo­nieuse, po­lie, en fort bons termes avec le bon Dieu re­présen­té par l’abbé Malou,
elle avait une hor­reur pro­fonde, une hor­reur na­tive du vice, et sur­tout du vice que l’Église ap­pelle luxure.
Les gros­sesses avant ma­riage la met­taient hors d’elle, l’exas­pé­raient jus­qu’à la faire sor­tir de son ca­rac­tère.
Or c’était l’époque où l’on cou­ron­nait des ro­sières aux en­vi­rons de Pa­ris, et l’idée vint à Mme Hus­son d’avoir une ro­sière à Gi­sors.
Elle s’en ou­vrit à l’abbé Malou, qui dres­sa aus­si­tôt une liste de can­di­dates.
Mais Mme Hus­son était ser­vie par une bonne, par une vieille bonne nom­mée Fran­çoise, aus­si in­trai­table que sa pa­tronne.
Dès que le prêtre fut par­ti, la maî­tresse ap­pe­la sa ser­vante et lui dit:
— Tiens, Fran­çoise, voi­ci les filles que me pro­pose M. le curé pour le prix de ver­tu; tâche de sa­voir ce qu’on pense d’elles dans le pays.
Et Fran­çoise se mit en cam­pagne.
Elle re­cueillit tous les po­tins, toutes les histoires, tous les pro­pos, tous les soup­çons.
Pour ne rien ou­blier, elle écrivait cela avec la dé­pense, sur son livre de cui­sine
et le re­met­tait chaque ma­tin à Mme Hus­son, qui pou­vait lire, après avoir ajusté ses lu­nettes sur son nez mince:
Pain . . . . . . . . . . quatre sous.
Lait . . . . . . . . . . . deux sous.
Beurre . . . . . . . . huit sous.
Mal­vi­na Le­vesque s’a dé­ran­gé l’an der­nier avec Ma­thu­rin Poi­lu.
Un gi­got . . . . . . . vingt-cinq sous.
Sel . . . . . . . . . . . . un sou.
Ro­sa­lie Va­ti­nel qu’a été ren­con­trée dans le boi Ri­bou­det avec Cé­saire Pié­noir par Mme Oné­sime re­pas­seuse, le vingt juillet à la brune.
Radis . . . . . . . . . . un sou.
Vi­naigre . . . . . . . . deux sous.
Sel d’oseille . . . . . deux sous.
Jo­sé­phine Durdent qu’on ne croit pas qu’al a fau­té non­obstant qu’al est en cor­respon­dance avec le fil Opor­tun
qu’est en ser­vice à Rouen et qui lui a en­voyé un bo­net en cado par la diligence.
Pas une ne sor­tit in­tacte de cette en­quête scru­pu­leuse.
Fran­çoise inter­ro­geait tout le monde, les voi­sins, les four­nis­seurs, l’insti­tu­teur, les sœurs de l’école et re­cueillait les moindres bruits.
Comme il n’est pas une fille dans l’uni­vers sur qui les com­mères n’aient jasé,
il ne se trou­va pas dans le pays une seule jeune per­sonne à l’abri d’une mé­di­sance.
Or Mme Hus­son vou­lait que la ro­sière de Gi­sors, comme la femme de Cé­sar, ne fût même pas soup­çon­née,
et elle de­meu­rait dé­so­lée, déses­pérée, de­vant le livre de cui­sine de sa bonne.
On élar­git alors le cercle des per­qui­si­tions jus­qu’aux vil­lages en­vi­ron­nants; on ne trou­va rien.
Le maire fut consul­té. Ses pro­té­gées échouèrent.
Celles du Dr Bar­be­sol n’eurent pas plus de suc­cès, mal­gré la préci­sion de ses ga­ranties scien­ti­fiques.
Or, un ma­tin, Fran­çoise, qui rentrait d’une course, dit à sa maî­tresse:
— Voyez-vous, ma­dame, si vous vou­lez cou­ron­ner quel­qu’un, n’y a qu’Isi­dore dans la cont­rée.
Mme Hus­son res­ta rê­veuse.
Elle le connais­sait bien, Isi­dore, le fils de Vir­gi­nie la frui­tière.
Sa chaste­té pro­ver­biale fai­sait la joie de Gi­sors de­puis plu­sieurs an­nées déjà,
ser­vait de thème plai­sant aux conver­sa­tions de la ville et d’amu­se­ment pour les filles qui s’égayaient à le ta­qui­ner.
Agé de vingt ans pas­sés, grand, gauche, lent et craintif,
il ai­dait sa mère dans son commerce et pas­sait ses jours à éplu­cher des fruits ou des lé­gumes, as­sis sur une chaise de­vant la porte.
Il avait une peur mala­dive des ju­pons qui lui fai­sait bais­ser les yeux dès qu’une cliente le re­gar­dait en sou­riant,
et cette ti­mi­di­té bien connue le ren­dait le jouet de tous les espiègles du pays.
Les mots har­dis, les gau­loi­se­ries, les allu­sions gra­ve­leuses le fai­saient rou­gir si vite que le Dr Bar­be­sol l’avait sur­nom­mé le thermo­mètre de la pu­deur.
Sa­vait-il ou ne sa­vait-il pas? se de­man­daient les voi­sins, les malins.
Était-ce le simple pres­sen­ti­ment de mys­tères igno­rés et hon­teux, ou bien l’indi­gna­tion pour les vils contacts or­don­nés par l’amour qui sem­blait émou­voir si fort le fils de la frui­tière Vir­gi­nie?
Les ga­lo­pins du pays, en cou­rant de­vant sa boutique, hur­laient des or­dures à pleine bouche afin de le voir bais­ser les yeux;
les filles s’amu­saient à pas­ser et re­pas­ser de­vant lui en chu­cho­tant des po­lis­son­ne­ries qui le fai­saient rentrer dans la mai­son.
Les plus har­dies le pro­vo­quaient ou­ver­te­ment, pour rire, pour s’amu­ser,
lui don­naient des ren­dez-vous, lui pro­po­saient un tas de choses abo­mi­nables.
Donc Mme Hus­son était de­ve­nue rê­veuse.
Certes, Isi­dore était un cas de ver­tu ex­cep­tion­nel, no­toire, in­at­ta­quable.
Per­sonne, parmi les plus scep­tiques, parmi les plus in­cré­dules,
n’au­rait pu, n’au­rait osé soup­çon­ner Isi­dore de la plus lé­gère in­frac­tion à une loi quel­conque de la mo­rale.
On ne l’avait jamais vu non plus dans un café, jamais ren­con­tré le soir dans les rues.
Il se cou­chait à huit heures et se le­vait à quatre. C’était une per­fec­tion, une perle.
Ce­pen­dant Mme Hus­son hé­si­tait en­core. L’idée de sub­sti­tuer un ro­sier à une ro­sière la trou­blait, l’in­quié­tait un peu, et elle se ré­so­lut à consul­ter l’abbé Malou.
L’abbé Malou ré­pon­dit: «Qu’est-ce que vous dé­si­rez ré­com­pen­ser, ma­dame?
C’est la ver­tu, n’est-ce pas, et rien que la ver­tu.
«Que vous importe, alors, qu’elle soit mâle ou fe­melle! La ver­tu est éter­nelle, elle n’a pas de pa­trie et pas de sexe: elle est la Ver­tu.»
En­cou­ra­gée ain­si, Mme Hus­son alla trou­ver le maire.
Il ap­prou­va tout à fait. «Nous fe­rons une belle cé­ré­mo­nie, dit-il.
Et une autre an­née, si nous trou­vons une femme aus­si digne qu’Isi­dore nous cou­ron­ne­rons une femme.
C’est même là un bel exemple que nous don­ne­rons à Nan­terre. Ne soyons pas ex­clu­sifs, ac­cueillons tous les mé­rites.»
Isi­dore, pré­ve­nu, rou­git très fort et sem­bla content.
Le cou­ron­ne­ment fut donc fixé au 15 août, fête de la Vierge Ma­rie et de l’em­pe­reur Napo­léon.
La muni­ci­pa­li­té avait déci­dé de don­ner un grand éclat à cette so­len­ni­té
et on avait dispo­sé l’estrade sur les Cou­ron­neaux, char­mant pro­lon­ge­ment des rem­parts de la vieille for­te­resse où je te mè­ne­rai tout à l’heure.
Par une na­tu­relle ré­vo­lu­tion de l’es­prit pu­blic, la ver­tu d’Isi­dore, ba­fouée jus­qu’à ce jour,
était de­ve­nue sou­dain res­pec­table et en­viée de­puis qu’elle de­vait lui rap­por­ter 500 francs, plus un li­vret de caisse d’épargne, une mon­tagne de consi­dé­ra­tion et de la gloire à re­vendre.
Les filles mainte­nant re­gret­taient leur lé­gè­re­té, leurs rires, leurs allures libres;
et Isi­dore, bien que tou­jours mo­deste et ti­mide, avait pris un pe­tit air sa­tis­fait qui di­sait sa joie in­té­rieure.
Dès la veille du 15 août, toute la rue Dau­phine était pa­voi­sée de dra­peaux.
Ah! j’ai ou­blié de te dire à la suite de quel événe­ment cette voie avait été ap­pe­lée rue Dau­phine.
Il paraî­trait que la Dau­phine, une dau­phine, je ne sais plus la­quelle,
vi­si­tant Gi­sors, avait été te­nue si long­temps en re­présen­ta­tion par les au­to­ri­tés,
que, au mi­lieu d’une pro­me­nade triom­phale à tra­vers la ville, elle ar­rê­ta le cor­tège de­vant une des mai­sons de cette rue et s’écria:
«Oh! la jo­lie ha­bi­ta­tion, comme je vou­drais la vi­si­ter! A qui donc appar­tient-elle?»
On lui nom­ma le pro­prié­taire, qui fut cher­ché, trou­vé et ame­né, confus et glo­rieux, de­vant la prin­cesse.
Elle descen­dit de voi­ture, entra dans la mai­son,
pré­ten­dit la connaître du haut en bas et res­ta même en­fer­mée quelques instants seule dans une chambre.
Quand elle res­sor­tit, le peuple, flat­té de l’hon­neur fait à un ci­toyen de Gi­sors, hur­la: «Vive la Dau­phine!»
Mais une chan­son­nette fut ri­mée par un far­ceur, et la rue gar­da le nom de l’al­tesse royale, car:
La prin­cesse très pres­sée,
Sans cloche, prêtre ou be­deau,
L’avait, avec un peu d’eau,
Bap­ti­sée.
Mais je re­viens à Isi­dore.
On avait jeté des fleurs tout le long du par­cours du cor­tège, comme on fait aux pro­ces­sions de la Fête-Dieu,
et la garde na­tio­nale était sur pied, sous les ordres de son chef, le com­man­dant Des­barres, un vieux so­lide de la Grande Ar­mée
qui montrait avec or­gueil, à côté du cadre conte­nant la croix d’hon­neur don­née par l’Em­pe­reur lui-même,
la barbe d’un co­saque cueillie d’un seul coup de sabre au men­ton de son pro­prié­taire par le com­man­dant, pen­dant la re­traite de Rus­sie.
Le corps qu’il com­man­dait était d’ailleurs un corps d’élite cé­lèbre dans toute la pro­vince,
et la com­pa­gnie des gre­na­diers de Gi­sors se voyait ap­pe­lée à toutes les fêtes mé­mo­rables dans un rayon de quinze à vingt lieues.
On ra­conte que le roi Louis-Phi­lippe, pas­sant en re­vue les mi­lices de l’Eure, s’ar­rê­ta émer­veillé de­vant la com­pa­gnie de Gi­sors, et s’écria:
«Oh! quels sont ces beaux gre­na­diers?
— Ceux de Gi­sors, ré­pon­dit le gé­né­ral.
— J’au­rais dû m’en dou­ter» mur­mu­ra le roi.
Le com­man­dant Des­barres s’en vint donc avec ses hommes, mu­sique en tête, cher­cher Isi­dore dans la boutique de sa mère.
Après un pe­tit air joué sous ses fe­nêtres, le Ro­sier lui-même appa­rut sur le seuil.
Il était vêtu de cou­til blanc des pieds à la tête, et coif­fé d’un cha­peau de paille qui por­tait, comme co­carde, un pe­tit bou­quet de fleurs d’oran­ger.
Cette question du cos­tume avait beau­coup in­quié­té Mme Hus­son,
qui hé­si­ta long­temps entre la veste noire des pre­miers com­muniants et le com­plet tout à fait blanc.
Mais Fran­çoise, sa conseillère, la déci­da pour le com­plet blanc en fai­sant voir que le Ro­sier au­rait l’air d’un cygne.
Der­rière lui pa­rut sa pro­tec­trice, sa mar­raine, Mme Hus­son triom­phante.
Elle prit son bras pour sor­tir, et le maire se pla­ça de l’autre côté du Ro­sier.
Les tam­bours bat­taient. Le com­man­dant Des­barres com­man­da: «Pré­sen­tez armes!»
Le cor­tège se re­met en marche vers l’église, au mi­lieu d’un im­mense concours de peuple venu de toutes les com­munes voi­sines.
Après une courte messe et une al­lo­cu­tion tou­chante de l’abbé Malou, on re­par­tit vers les Cou­ron­neaux
où le ban­quet était ser­vi sous une tente.
Avant de se mettre à table, le maire prit la pa­role.
Voi­ci son discours tex­tuel. Je l’ai ap­pris par cœur, car il est beau:
«Jeune homme, une femme de bien, ai­mée des pauvres et res­pec­tée des riches, Mme Hus­son,
que le pays tout en­tier re­mercie ici, par ma voix, a eu la pen­sée, l’heu­reuse et bien­fai­sante pen­sée,
de fon­der en cette ville un prix de ver­tu qui se­rait un précieux en­cou­ra­ge­ment of­fert aux ha­bi­tants de cette belle cont­rée.
«Vous êtes, jeune homme, le pre­mier élu, le pre­mier cou­ron­né de cette dy­nastie de la sa­gesse et de la chaste­té.
Votre nom res­te­ra en tête de cette liste des plus mé­ri­tants; et il fau­dra que votre vie,
com­pre­nez-le bien, que votre vie tout en­tière ré­ponde à cet heu­reux commen­ce­ment.
Au­jourd’hui, en face de cette noble femme qui ré­com­pense votre conduite, en face de ces sol­dats
— ci­toyens qui ont pris les armes en votre hon­neur, en face de cette popu­la­tion émue, réunie pour vous ac­clamer,
ou plu­tôt pour ac­clamer en vous la ver­tu, vous contrac­tez l’en­ga­ge­ment so­len­nel en­vers la ville,
en­vers nous tous, de don­ner jus­qu’à votre mort l’ex­cellent exemple de votre jeu­nesse.
«Ne l’ou­bliez point, jeune homme.
Vous êtes la pre­mière graine je­tée dans ce champ de l’es­pé­rance, don­nez-nous les fruits que nous at­ten­dons de vous.»
Le maire fit trois pas, ou­vrit les bras et ser­ra contre son cœur Isi­dore qui san­glo­tait.
Il san­glo­tait, le Ro­sier, sans sa­voir pour­quoi, d’émo­tion confuse, d’or­gueil, d’at­ten­dris­se­ment vague et joyeux.
Puis le maire lui mit dans une main une bourse de soie où son­nait de l’or,
cinq cents francs en or!… et dans l’autre un li­vret de caisse d’épargne.
Et il pro­non­ça d’une voix so­len­nelle: «Hom­mage, gloire et ri­chesse à la ver­tu.»
Le com­man­dant Des­barres hur­lait: «Bra­vo!» Les gre­na­diers vo­ci­fé­raient, le peuple ap­plau­dit.
A son tour Mme Hus­son s’es­suya les yeux.
Puis on prit place au­tour de la table où le ban­quet était ser­vi.
Il fut inter­mi­nable et ma­gni­fique. Les plats suivaient les plats; le cidre jaune et le vin rouge fra­ter­ni­saient dans les verres voi­sins et se mê­laient dans les esto­macs.
Les chocs d’as­siettes, les voix et la mu­sique qui jouait en sour­dine fai­saient une ru­meur conti­nue, pro­fonde,
s’épar­pillant dans le ciel clair où vo­laient les hi­ron­delles.
Mme Hus­son ra­justait par mo­ments sa per­ruque de soie noire chavi­rée sur une oreille et cau­sait avec l’abbé Malou.
Le maire, ex­ci­té, par­lait po­li­tique avec le com­man­dant Des­barres, et Isi­dore man­geait, Isi­dore bu­vait, comme il n’avait jamais bu et man­gé!
Il pre­nait et re­pre­nait de tout, s’aper­ce­vant pour la pre­mière fois
qu’il est doux de sen­tir son ventre s’em­plir de bonnes choses qui font plai­sir d’abord en pas­sant dans la bouche.
Il avait des­ser­ré adroi­te­ment la boucle de son pan­ta­lon qui le ser­rait sous la pres­sion crois­sante de son be­don,
et si­len­cieux, un peu in­quié­té ce­pen­dant par une tache de vin tom­bée sur son veston de cou­til, il ces­sait de mâ­cher
pour por­ter son verre à sa bouche, et l’y gar­der le plus pos­sible, car il goû­tait avec len­teur.
L’heure des toasts son­na. Ils furent nom­breux et très ap­plau­dis.
Le soir ve­nait; on était à table de­puis midi. Déjà flot­taient dans la val­lée les va­peurs fines et lai­teuses, lé­ger vê­te­ment de nuit des ruis­seaux et des prai­ries;
le so­leil tou­chait à l’ho­ri­zon; les vaches beu­glaient au loin dans les brumes des pâ­tu­rages.
C’était fini: on re­descen­dait vers Gi­sors. Le cor­tège, rom­pu mainte­nant, marc­hait en dé­ban­dade.
Mme Hus­son avait pris le bras d’Isi­dore et lui fai­sait des re­com­man­da­tions nom­breuses, pres­santes, ex­cel­lentes.
Ils s’ar­rê­tèrent de­vant la porte de la frui­tière, et le Ro­sier fut lais­sé chez sa mère.
Elle n’était point rent­rée. In­vi­tée par sa fa­mille à célé­brer aus­si le triomphe de son fils,
elle avait dé­jeu­né chez sa sœur, après avoir sui­vi le cor­tège jus­qu’à la tente du ban­quet.
Donc Isi­dore res­ta seul dans la boutique où pé­né­trait la nuit.
Il s’as­sis sur une chaise, agi­té par le vin et par l’or­gueil, et re­gar­da au­tour de lui.
Les ca­rottes, les choux, les oi­gnons ré­pan­daient dans la pièce fer­mée leur forte sen­teur de lé­gumes,
leur aromes jar­di­niers et rudes, aux­quels se mê­laient une douce et pé­né­trante odeur de fraises et le par­fum lé­ger,
le par­fum fuyant d’une cor­beille de pêches.
Le Ro­sier en prit une et la man­gea à pleines dents, bien qu’il eût le ventre rond comme une ci­trouille.
Puis tout à coup, af­fo­lé de joie, il se mit à dan­ser; et quelque chose son­na dans sa veste.
Il fut sur­pris, en­fon­ça ses mains en ses poches et rame­na la bourse aux cinq cents francs qu’il avait ou­bliée dans son ivresse! Cinq cents francs! quelle for­tune!
Il ver­sa les louis sur le comp­toir et les étala d’une lente ca­resse de sa main grande ou­verte pour les voir tous en même temps.
Il y en avait vingt-cinq, vingt-cinq pièces rondes, en or! toutes en or!
Elles brillaient sur le bois dans l’ombre épais­sie, et il les comp­tait et les re­comp­tait,
po­sant le doigt sur cha­cune et mur­mu­rant: «Une, deux, trois, quatre, cinq, — cent;
— six, sept, huit, neuf, dix, — deux cents»; puis il les re­mit dans sa bourse qu’il ca­cha de nou­veau dans sa poche.
Qui sau­ra et qui pour­rait dire le com­bat ter­rible li­vré dans l’âme du Ro­sier entre le mal et le bien,
l’at­taque tu­mul­tueuse de Sa­tan, ses ruses, les ten­ta­tions qu’il jeta en ce cœur ti­mide et vierge?
Quelles sug­gestions, quelles images, quelles convoi­tises in­ven­ta le Malin pour émou­voir et perdre cet élu?
Il sai­sit son cha­peau, l’élu de Mme Hus­son, son cha­peau qui por­tait en­core le pe­tit bou­quet de fleurs d’oran­ger, et, sor­tant par la ruelle der­rière la mai­son, il dispa­rut dans la nuit.
La frui­tière Vir­gi­nie, pré­ve­nue que son fils était rent­ré, re­vint presque aus­si­tôt et trou­va la mai­son vide.
Elle at­ten­dit, sans s’éton­ner d’abord; puis, au bout d’un quart d’heure, elle s’informa.
Les voi­sins de la rue Dau­phine avaient vu entrer Isi­dore et ne l’avaient point vu res­sor­tir. Donc on le cher­cha: on ne le dé­cou­vrit point.
La frui­tière, in­quiète, cou­rut à la mai­rie: le maire ne sa­vait rien, si­non qu’il avait lais­sé le Ro­sier de­vant sa porte.
Mme Hus­son ve­nait de se cou­cher quand on l’aver­tit que son pro­té­gé avait dispa­ru.
Elle re­mit aus­si­tôt sa per­ruque, se leva et vint elle-même chez Vir­gi­nie.
Vir­gi­nie, dont l’âme popu­laire avait l’émo­tion ra­pide, pleu­rait toutes ses larmes au mi­lieu de ses choux, de ses ca­rottes et de ses oi­gnons.
On crai­gnait un acci­dent. Le­quel? Le com­man­dant Des­barres pré­vint la gen­darme­rie qui fit une ronde au­tour de la ville;
et on trou­va, sur la route de Pon­toise, le pe­tit bou­quet de fleurs d’oran­ger.
Il fut pla­cé sur une table au­tour de la­quelle déli­bé­raient les au­to­ri­tés.
Le Ro­sier avait dû être vic­time d’une ruse, d’une ma­chi­na­tion, d’une ja­lou­sie; mais com­ment?
Quel moyen avait-on em­ployé pour en­le­ver cet inno­cent, et dans quel but?
Las de cher­cher sans trou­ver, les au­to­ri­tés se cou­chèrent. Vir­gi­nie seule veilla dans les larmes.
Or, le len­de­main soir, quand pas­sa, à son re­tour, la diligence de Pa­ris, Gi­sors ap­prit avec stu­peur que son Ro­sier avait ar­rê­té la voi­ture à deux cents mètres du pays, était mon­té,
avait payé sa place en don­nant un louis dont on lui re­mit la mon­naie,
et qu’il était descen­du tran­quille­ment dans le cœur de la grande ville.
L’émo­tion de­vint consi­dé­rable dans le pays. Des lettres furent échan­gées entre le maire et le chef de la po­lice pa­ri­sienne, mais n’ame­nèrent au­cune dé­cou­verte.
Les jours suivaient les jours, la se­maine s’écou­la.
Or, un ma­tin, le Dr Bar­be­sol, sor­tit de bonne heure, aper­çut, as­sis sur le seuil d’une porte, un homme vêtu de toile grise,
et qui dor­mait la tête contre le mur. Il s’ap­pro­cha et re­con­nut Isi­dore.
Vou­lant le ré­veiller, il n’y put par­venir.
L’ex-Ro­sier dor­mait d’un sommeil pro­fond, in­vincible, in­quié­tant, et le méde­cin, sur­pris, alla re­qué­rir de l’aide afin de por­ter le jeune homme à la phar­ma­cie Bon­che­val.
Lors­qu’on le sou­le­va, une bou­teille vide appa­rut, ca­chée sous lui, et, l’ayant flai­rée, le docteur dé­cla­ra qu’elle avait conte­nu de l’eau-de-vie.
C’était un indice qui ser­vit pour les soins à don­ner. Ils réus­sirent.
Isi­dore était ivre, ivre et abru­ti par huit jours de soû­le­rie, ivre et dé­goû­tant à n’être pas tou­ché par un chif­fon­nier.
Son beau cos­tume de cou­til blanc était de­ve­nu une loque grise, jaune, grais­seuse, fan­geuse, dé­chi­que­tée, ignoble;
et sa per­sonne sen­tait toutes sortes d’odeurs d’égout, de ruis­seau et de vice.
Il fut lavé, ser­mon­né, en­fer­mé, et pen­dant quatre jours ne sor­tit point. Il sem­blait hon­teux et repen­tant.
On n’avait re­trou­vé sur lui ni la bourse aux cinq cents francs, ni le li­vret de caisse d’épargne,
ni même sa montre d’ar­gent, hé­ri­tage sa­cré lais­sé par son père le frui­tier.
Le cin­quième jour, il se ris­qua dans la rue Dau­phine.
Les re­gards cu­rieux le suivaient et il al­lait le long des mai­sons la tête basse, les yeux fuyants.
On le per­dit de vue à la sor­tie du pays vers la val­lée; mais deux heures plus tard il re­pa­rut, ri­ca­nant et se heur­tant aux murs. Il était ivre, com­plè­te­ment ivre.
Rien ne le cor­ri­gea.
Chas­sé par sa mère, il de­vint char­re­tier et condui­sit les voi­tures de char­bon de la mai­son Pou­gri­sel, qui existe en­core au­jourd’hui.
Sa ré­pu­ta­tion d’ivrogne de­vint si grande, s’éten­dit si loin, qu’à Évreux même on par­lait du Ro­sier de Mme Hus­son,
et les po­chards du pays ont conser­vé ce sur­nom.
Un bien­fait n’est jamais per­du.
Le Dr Ma­ram­bot se frot­tait les mains en termi­nant son histoire. Je lui de­man­dai:
— As-tu connu le Ro­sier, toi?
— Oui, j’ai eu l’hon­neur de lui fermer les yeux.
— De quoi est-il mort?
— Dans une crise de de­li­rium tre­mens, na­tu­rel­le­ment.
Nous étions ar­ri­vés près de la vieille for­te­resse, amas de mu­railles rui­nées que do­minent l’énorme tour Saint-Tho­mas-de-Can­tor­bé­ry et la tour dite du Pri­son­nier.
Ma­ram­bot me conta l’histoire de ce pri­son­nier qui, au moyen d’un clou, cou­vrit de sculp­tures les murs de son ca­chot, en suivant les mou­ve­ments du so­leil à tra­vers la fente étroite d’une meur­trière.
Puis j’ap­pris que Clo­taire II avait don­né le pa­tri­moine de Gi­sors à son cou­sin saint Ro­main, évêque de Rouen,
que Gi­sors ces­sa d’être la capi­tale de tout le Vexin après le trai­té de Saint-Clair-sur-Epte,
que la ville est le pre­mier point stra­té­gique de toute cette par­tie de la France et qu’elle fut, par suite de cet avan­tage, prise et re­prise un nombre in­fi­ni de fois.
Sur l’ordre de Guillaume le Roux, le cé­lèbre in­génieur Ro­bert de Bel­lesme y construi­sit une puis­sante for­te­resse at­ta­quée plus tard par Louis le Gros,
puis par les ba­rons nor­mands, dé­fen­due par Ro­bert de Can­dos, cé­dée en­fin à Louis le Gros par Geof­froy Plan­ta­ge­net,
re­prise par les An­glais à la suite d’une tra­hi­son des Tem­pliers, dis­pu­tée entre Phi­lippe-Au­guste et Ri­chard Cœur de Lion,
brû­lée par Edouard III d’An­gle­terre qui ne put prendre le châ­teau, en­le­vée de nou­veau par les An­glais en 1419,
ren­due plus tard à Charles VII par Ri­chard de Mar­bu­ry, prise par le duc de Calabre,
oc­cu­pée par la Ligue, ha­bi­tée par Hen­ri IV, etc., etc.
Et Ma­ram­bot, convain­cu, presque élo­quent, ré­pé­tait:
— Quels gueux, ces An­glais!!! Et quels po­chards, mon cher; tous Ro­siers, ces hypo­crites-là.
Puis après un si­lence, ten­dant son bras vers la mince ri­vière qui brillait dans la prai­rie:
— Sa­vais-tu qu’Hen­ry Mon­nier fût un des pê­cheurs les plus as­si­dus des bords de l’Epte?
— Non, je ne sa­vais pas.
— Et Bouf­fé, mon cher, Bouf­fé a été ici peintre vi­trier.
— Al­lons donc!
— Mais oui. Com­ment peux-tu igno­rer ces choses-là!

Guy de Maupassant
Le Rosier de Madame Husson / Der Tugendpreis
Zweisprachige Ausgabe
Übersetzt von Georg Freiherr von Ompteda

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